Expériences ordinaires de l’air au voisinage d’une plateforme chimique

Sébastien De Pertat, doctorant au laboratoire AAU-Cresson, ENSAG, Université Grenoble-Alpes

« Ce que mes parents m’ont raconté, c’est que quand j’étais petite je l’appelais la maison du vent, parce que j’avais remarqué qu’il y avait toujours des courants d’air, toujours du vent… c’est moi qui leur ai fait remarquer. Mon père racontait que quand y’avait un ballon sonde mis au-dessus, le vent s’arrêtait. Il soupçonnait que c’était des tests de l’air, pour voir l’atmosphère, les polluants de l’usine peut-être… Et il soupçonnait qu’ils arrêtaient des unités, voyant le ballon sonde, en disant, ‘peut-être qu’on va éviter de montrer tout ce qu’on pollue’… En fait il pensait que, vu que ça chauffait, y’avait des tuyaux… ça créait des turbulences dans l’air, le chaud le froid, le chaud de l’usine et puis quand ça remontait ça devait créer des courants d’air. Et il disait : ‘comme par hasard, y’a plus de courant d’air quand y’a le ballon sonde au-dessus !’ » (Sandrine, ancienne habitante de Pont-de-Claix, juin 2022).

Ce témoignage[1] est celui d’une enfance vécue à Pont-de-Claix, dans les années 1970 et 1980. Dans cette ville située à quelques kilomètres au sud de Grenoble, une plateforme chimique expédie ses productions à base de chlore dans des réseaux industriels internationaux. Si c’est l’économie de la guerre qui a motivé son installation en 1915, l’usine est toujours en activité aujourd’hui et la chimie du chlore a su depuis se rendre indispensable dans de nombreux domaines industriels : pesticides, mousses polyuréthanes, comburants pour l’aérospatial, etc. Les pollutions dont parle Sandrine proviennent en majorité de la production de chlore et de phosgène, activité phare de l’usine Vencorex.

Les procédés d’électrolyse et de phosgénation[2], nécessaires à ces productions, présentent des risques majeurs d’explosion et de dégagements toxiques. Initialement construite à l’écart de la ville pour limiter l’exposition à ces risques, la plateforme chimique s’est progressivement faite rattrapée par l’expansion et la densification du tissu urbain. Pour celles et ceux qui, comme Sandrine, habitaient à proximité immédiate de l’usine avant les années 2000, celle-ci était alors perceptible de multiples façons : mouvements d’air, odeurs, dépôts atmosphériques. Les évolutions des réglementations et des technologies ont progressivement fait disparaître ces traces, jusqu’à une récente révision du plan de prévention des risques technologiques (PPRT) en 2018. Accompagnée d’importants travaux de rénovation des procédés industriels subventionnés par l’État et les collectivités, cette révision du PPRT a permis de réduire drastiquement les périmètres de risques et d’inconstructibilité et d’éviter ainsi de devoir choisir entre l’usine et la ville. En effet, d’après le témoignage du responsable communication de la plateforme chimique Vencorex, la première version du PPRT aurait conduit à « exproprier quasiment tout Pont-de-Claix ». En sous-sol cependant, des déchets accumulés sur la plateforme chimique constituent l’une des plus importantes sources de pollution qui s’écoulent dans la nappe phréatique[3].

Au centre de Pont-de-Claix, les activités industrielles restent assez discrètes. Le bruit de la circulation produit un effet de masque[4] sur les sonorités de l’usine. Les immeubles du cours principal la cachent à la vue. Elle est quasiment inodore depuis que le chlore a disparu du paysage olfactif il y a une vingtaine d’années. Pourtant, l’usine continue d’être perceptible de multiples façons. L’air en particulier est le medium à partir duquel un ensemble de phénomènes se manifestent : odeurs, dépôts atmosphériques, mouvements d’air, sonorités.

Ce billet s’intéresse aux représentations des riverains de cette plateforme chimique analysées à partir des perceptions sensorielles. Alors que les réponses aux questions directes sur les risques liés à ces installations classées “Seveso seuil haut” pouvaient laisser croire à un certain désintérêt pour la plateforme, l’analyse des perceptions s’est révélée éclairante. À travers elles, il s’agira de montrer comment l’usine et les risques industriels associés affectent la ville et ses habitants et s’inscrivent au cœur de relations ambivalentes, entre confiance, incertitudes et tentatives de contestation.

 

« Mon odeur d’enfance » : l’expérience partagée d’un air industriel

En longeant la voie ferrée vers le sud, on arrive à l’ancienne église de Pont-de-Claix, aujourd’hui cernée par la déchetterie, les services techniques municipaux et un complexe sportif. C’est là, dans une maison aujourd’hui disparue, que Sandrine a passé son enfance à la charnière des années 1970-1980. Attentive aux courants d’air qui semblaient constamment traverser l’habitation, elle avait baptisé son lieu de vie « la maison du vent ». Lorsqu’elle se remémore cette période, les effets liés à l’atmosphère sont au cœur de son récit : les odeurs de chlore, les dépôts bleutés qui recouvraient le jardin, le linge séchant à l’extérieur retrouvé décoloré du côté de l’usine, les petites billes le long des fenêtres – qu’elle et sa famille pensaient être du mercure échappé des usines à l’état gazeux et solidifié au contact de l’air froid. Dans ses souvenirs emprunts de nostalgie, ces observations ne sont jamais qualifiées en termes de nuisance : retrouver ces odeurs de chlore à un retour de vacances cela signifiait être arrivé chez soi ; des années après avoir déménagé, c’était retrouver son odeur d’enfance en passant à côté de son ancienne maison.

Ces souvenirs olfactifs sont aussi une expérience partagée de l’air pour toutes celles et ceux qui ont connu ou vécu sur ce territoire avant les années 2000. Dans sa thèse Multi-exposition et multi-nuisances : applications en environnement industriel et urbain, portant sur le complexe chimique de Pont-de-Claix, Régis Piscot explique que le seul support olfactif reconnu avec précision par les habitants était celui du composé chloré « littéralement associé à Pont-de-Claix et l’usine Rhôdia, comme signature olfactive de la ville » (Piscot, 2002: 345). Des dires des habitants, les odeurs de chlore imprégnaient tout : l’air de la ville, les ouvriers et jusqu’au goût des légumes plantés dans les jardins.

« Je vis mieux mon air ! »

Malgré la disparition des odeurs de chlore au début des années 2000, des habitants témoignent encore aujourd’hui de l’impact olfactif des activités industrielles. C’est le cas de Jessica, qui habite au 7^e étage de l’un des immeubles faisant face à l’usine. Les odeurs lui permettent même d’identifier les actions en cours sur la plateforme : le dégazage d’une cuve produit une odeur rappelant « une sorte de savon », le remplissage de citernes de fioul teinte son air domestique de senteurs de gasoil. Ces odeurs suscitent des interrogations sur les pollutions potentielles auxquelles elle serait exposée. Mais de façon assez symptomatique quant à la question du risque industriel pour les habitants de Pont-de-Claix, Jessica s’en remet aux normes de sécurité établies, censées garantir des seuils d’exposition suffisamment bas. En effet, un système institutionnalisé de gestion des risques s’est structuré au fil des décennies à Pont-de-Claix (Le Noan, 2017). Du fait de l’absence d’accident majeur, il bénéficie d’une assez large confiance de la part des habitants. Comparant son lieu de vie actuel à son ancien domicile, situé à proximité d’un incinérateur de déchets sur la commune de La Tronche, dans la même agglomération, Jessica témoigne des différences ressenties : « je vis mieux mon air à côté de la plateforme… ».

 

Airs contestés

D’autres acteurs mettent plus volontiers l’accent sur les dangers potentiels de l’air, qui peut devenir une source de toxicité et de contamination en cas d’accident, et sur l’inadéquation des mesures gouvernementales mises en œuvre pour les prévenir. Suite à la catastrophe de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse en 2001, la loi « relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages » est votée en 2003. Elle acte, notamment, la création des « plans de prévention des risques technologiques » (PPRT). Ces plans de prévention sont élaborés en partie grâce à des mesures et des modélisations de phénomènes qui restent bien souvent en-deçà du seuil de perception pour le corps humain. Il s’agit alors de rendre une menace manifeste : l’air est traduit en cartes et en chiffres, indiquant des zones de propagation et des périmètres où le risque est considéré plus élevé. À l’intérieur de ces périmètres, le PPRT édicte des règles d’urbanisme obligeant certains logements à se doter de pièces de confinement, c’est-à-dire d’un système pour isoler une partie de l’habitat des circulations d’air extérieures et se mettre à l’abri d’une pollution potentielle.

Considérant ces mesures de prévention au mieux inefficaces, au pire dangereuses, une association d’habitants baptisée « Ar2pc »[5] a longtemps milité et tenté de jouer un rôle d’information et de sensibilisation aux risques auprès des habitants. Active de 2003 à 2022, l’Ar2pc était portée par des personnes en majorité issues du milieu de la recherche scientifique. Certains de leurs travaux ont été mis en ligne par l’association environnementale ADICE. L’un des membres de l’Ar2pc en particulier, physicien retraité du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, a mis à contribution son expertise professionnelle. Il a travaillé à partir des mêmes outils et modèles que ceux du PPRT pour les critiquer, proposer des alternatives et porter des revendications auprès des industriels et des pouvoirs publics.

L’un des grands sujets de préoccupation de ce chercheur concernait la prise en compte des circulations d’air par le plan de prévention des risques. Dans deux documents d’une trentaine de pages, qui s’appuient sur des séries de modélisations physiques, de calculs mathématiques et de données issues du PPRT, il développe un argumentaire sur les risques par « vents faibles », inférieurs à 3m/seconde, et sur les limites du principe des pièces de confinement : les vents faibles, non pris en compte par le plan de prévention des risques, présentent un risque élevé de stagnation d’un air toxique en cas d’accident – et donc d’une exposition prolongée aux polluants ; la pièce de confinement peut devenir un piège si de l’air toxique y pénètre ou en cas de confinement  prolongé.

 

Au printemps 2023, je rencontre ce physicien qui vit sur les hauteurs de Claix, une commune voisine sur les contreforts Est du Vercors. De son jardin, on a vue sur la plateforme chimique et l’ensemble de la vallée. Il me montre en détail ses travaux sur la question des vents faibles, les logiciels utilisés, les calculs et les modélisations réalisées. De façon totalement contre-intuitive pour moi, il décrit sa recherche comme un travail fait « avec de la ficelle, avec les mains ! », signifiant par-là que ses calculs restent des approximations, des ordres de grandeur, à partir desquels l’Ar2pc a cherché à alerter sur des situations non ou mal prises en compte par le plan de prévention des risques. Après des années de travail, de tractation et de tentatives de négociations avec les autorités publiques, l’association a fini par suspendre ses activités, non sans amertume pour la façon dont leurs alertes ont été reçues et rejetées par les autorités compétentes. Comme le souligne Le Noan, les réponses apportées aux demandes de cette association témoignent à la fois « du sérieux avec lequel l’administration considère la position de l’Ar2pc » et « vient réaffirmer la mainmise de l’État sur ces questions, sans autre alternative possible, [adressant] une fin de non-recevoir aux revendications de l’association » (Le Noan, 2017). Si l’Institut National de l’Environnement Industriel et des Risques (Ineris) a effectivement dépêché ses propres ingénieurs pour répondre avec le même niveau d’expertise technique et scientifique aux travaux de l’association, à aucun moment l’Ar2pc n’est parvenue à faire bouger les lignes du plan de prévention des risques.

À 86 ans, l’auteur de l’étude sur les vents faibles, autrefois très actif au sein de l’Ar2pc, n’a plus l’envie et l’énergie de poursuivre ce combat. Il a toutefois prêté main forte à un petit collectif d’habitants de Claix, mobilisés contre des nuisances sonores en provenance de la plateforme, particulièrement audibles depuis les hauteurs de la commune. Il a troqué ses modèles mathématiques pour un petit accordeur à bouche[6] lui permettant de relever les fréquences audibles depuis son jardin. Les jours, heures et fréquences (entre 320 et 420 Hertz) sont notées très précisément dans une lettre adressée au maire de Claix. S’interrogeant sur les différences de perception entre les habitants, il conclut son courrier en posant la question suivante : « [cette nuisance] agit-elle comme les allergies qui affectent inégalement les personnes, qui sont initialisées par une faible dose mais dont l’hypersensibilité augmente avec le temps ? »

Entre nostalgie, attachements, incertitudes et conflits, ces témoignages donnent à voir comment bon nombre de relations entre l’usine et la ville sont médiées par l’air. Les perceptions sonores, visuelles et olfactives des habitants peuvent être mises en lien avec des qualités atmosphériques particulières, dans la mesure où l’air transporte aussi bien odeurs, sons et résidus de matière.

Qu’il soit au cœur de revendications et d’inquiétudes ou simple support d’observations de micro-variations d’un environnement ordinaire, l’air apparaît comme ce qui relie le plus directement les activités industrielles et le quotidien des habitants, comme « le site où s’entrelacent ces lignes de vie[7] » pour reprendre les termes de l’anthropologue Tim Ingold (2007 : 222).

Le programme d’aménagement en cours, « Parc industriel sud », qui vise à réimplanter de nouvelles entreprises et des logements entre Pont-de-Claix et Jarrie[8], participe d’une intensification des relations entre la ville et les zones industrielles. Mais l’air semble uniquement appréhendé par le prisme du risque, des périmètres de sécurité et des mesures de confinement. À quoi ressemblerait une politique qui parvienne à mieux prendre en compte la diversité de relations sensibles et atmosphériques inhérentes à nos milieux de vie ?

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[1] Les données présentées dans ce billet ont été récoltées en 2022 et 2023, dans le cadre d’un doctorat en urbanisme et aménagement au sein du projet ANR Sensibilia (laboratoire AAU-Cresson). En accord avec l’autorisation d’utilisation et de diffusion de ces données signée par les personnes enquêtées, les prénoms cités n’ont pas été anonymisés.

[2] Réaction chimique par combinaison du chlore et de l’oxyde de carbone, qui permet d’obtenir le phosgène. Ce dernier était utilisé comme gaz de combat par l’armée française lors de la première guerre mondiale (voir « Phosgène », in Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), https://www.cnrtl.fr/lexicographie/phosgene, consulté le 13 septembre 2024).

[3] Ces pollutions rendent la nappe phréatique impropre à toute utilisation et empêchent notamment d’atteindre l’objectif de « bon état » fixé par le Directive Cadre sur l’Eau de la Commission Européenne (voir le « Schéma d’Aménagement et de Gestion des Eaux », CLE Drac-Romanche, version du 10 décembre 2018, p. 33).

[4] L’effet de masque est la « présence d’un son qui, par son niveau ou la répartition de ses fréquences, recouvre complètement ou partiellement un autre son » (Augoyard & Torgue, 1995, p.78).

[5] Association des riverains de la plateforme chimique de Pont-de-Claix.

[6] L’accordeur à bouche fonctionne sur le principe de l’harmonica (l’air fait vibrer des petites lames en métal). Il est utilisé par les chanteurs et les instrumentistes pour s’accorder sur une note de référence.

[7] Dans son ouvrage Une brève histoire des lignes (2007), l’anthropologue Tim Ingold propose de comprendre la ligne comme une figure commune à une grande diversité d’activités humaines (la marche, le chant, le tissage, l’écriture, la cartographie etc.). Considérant ainsi la vie comme étant « une chose vécue suivant des lignes » (ibid, p.222), il conclut son ouvrage en s’intéressant aux relations intimes entre ces lignes qu’il a décrites et l’atmosphère.

[8] La commune de Jarrie est située à quelques kilomètres au sud de Pont-de-Claix et accueille une seconde plateforme chimique, construite en 1916.

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