Ressources numériques en sciences humaines et sociales OpenEdition Nos plateformes OpenEdition Books OpenEdition Journals Hypothèses Calenda Bibliothèques OpenEdition Freemium Suivez-nous

En passant par la Bohème : l’histoire connectée des bracelets de verre indiens

En remontant le fil de la technique de fabrication des bracelets indiens, Arnaud Kaba retrace avec détail une histoire méconnue qui connecte l’Inde à l’Europe, des temps impériaux jusqu’à nos jours, dessinant en filigrane les contours d’un récit du capitalisme moderne.

Arnaud Kaba. Anthropologue, maître de conférences à l’Université Paris 8

Sur les traces des techniques de fabrication des churi

Ce billet propose de revenir sur la généalogie connectée et contestée du bracelet indien. Le port du bracelet (ou churi, en hindi), fait de laiton, d’os, de bronze, de verre ou de résine (lakh) est attesté depuis l’antiquité en Asie du Sud. Si la date à laquelle commença la fabrication des bracelets en verre, de nos jours très répandus, est débattue, il est communément admis que leur généralisation remonte à l’époque moghole (1526-1857). Son port est un signe de bon augure et un symbole des étapes de la vie de la femme. Les churi peuvent être portés à n’importe quel âge, mais des ensembles spéciaux sont crées pour le mariage et ces derniers sont brisés lors du veuvage, après quoi les veuves ne doivent en principe plus en porter (fig 1).

À quelques kilomètres du Taj Mahal, dans l’État nord-Indien de l’Uttar Pradesh s’étend la ville de Firozabad, spécialisée dans la production de bracelets de verre. Constellée d’usines, la ville vit pour le verre et principalement le bracelet : portés dans des charrettes à bras qui s’entassent dans le bazar, les bracelets sont omniprésents dans la ville dont le sol est jonché de bris de verre multicolores. Quand j’ai commencé le terrain de mon postdoctorat à Firozabad, les verriers ont immédiatement attiré mon attention sur le legs de Rustam Ustad. Selon la légende locale, cet artisan du début du XXe siècle, propriétaire d’une fabrique et issu de la caste locale de verriers (Shishgar), serait l’inventeur des techniques contemporaines de fabrication de bracelets. Celles-ci consistent à réaliser une paraison ouvragée en multiples couches, puis filée sur un axe en une spire hélicoïdale prenant la forme d’un ressort. Le ressort de verre est ensuite découpé avec un diamant, ce qui produit de petits cerceaux de verre sectionnés en leur milieu et assemblés en paquets, lesquels sont transportés en charrettes à bras dans les quartiers ouvriers pour être colmatés dans les maisons.

Auparavant, la fabrication des bracelets était effectuée dans les villages aux abords de la cité de Firozabad. La technique alors employée, dite du khalbut, consistait à retirer d’un petit four en terre une boule de verre enroulée sur une tige de fer, puis aplatie en un petit disque grâce à une rainure de fer placée devant l’ouverture du four. Ensuite, le disque était placé sur un cône de pierre (dont la technique tire son nom) qui était alors mis en rotation de sorte que le disque de verre, en tombant sur le bas du cône, était écarté en un grand anneau de verre (fig 2). Avec cette technique, il n’était possible de produire les bracelets qu’un par un. Ce faisant, la méthode ne pouvait pas être appliquée à une production industrielle.

J’ai souhaité remonter le fil de cette technique afin de savoir si Rustam Ustad avait pu réaliser cette « invention » du ressort en verre. S’il ne s’agissait pas de lui, d’où venait alors cette technique ? L’histoire orale évoque un voyage en Europe, souvent en Allemagne. Toutefois ces récits stipulent simplement que les compositions chimiques des couleurs en sont originaires. En 2021, les recherches que j’ai menées sur les archives britanniques disponibles en ligne et aux archives d’Agra ont montré que si le responsable régional du développement de la technologie verrière (en Uttar Pradesh) était bien un Britannique du nom de Robert Needham, le transfert de technologies vers Firozabad était en partie du fait d’un certain Mozina, un « expert verrier » identifié comme autrichien. Il avait été le gérant d’une des premières usines verrières de la ville. J’ai dès lors cherché en différents lieux la trace de ces bracelets jusqu’à trouver un petit fascicule publié par une verrière hollandaise, du nom de Floor Kaspers, qui expliquait que la ville de Bohème de Jablonec Nad Nisou, actuellement en République Tchèque, fabriquait des bracelets en verre indiens à échelle industrielle entre 1890 et 1940[1]. Son article retraçait l’histoire d’Albert Sachse, un industriel pionnier dans ce domaine. Je me rendis donc en juillet 2022 à Jablonec Nad Nisou dans l’espoir de trouver des collections de bracelets en verre indiens du début du siècle dernier. C’est ainsi que je découvris dans le musée de Jablonec Nad Nisou une vitrine dans laquelle étaient exposés des ressorts en verre de Firozabad.

L’âge d’or des bracelets de Bohème : Albert Sachse, les verroteries et les empires coloniaux

Albert Sachse était un industriel de nationalité allemande, comme beaucoup de patrons de ces industries verrières situées dans la région germanophone frontalière des Sudètes. Ce fut le premier à s’investir dans cette production de bracelets indiens, même si la ville de Jablonec Nad Nisou était spécialisée dans l’imitation d’objets en verre en provenance des colonies depuis déjà la fin du XVIIIe siècle.  La ville envoyait des commis de vente dans les empires coloniaux, qui, pareils à des ethnographes spécialisés dans le verre, notaient précisément les goûts de chaque peuple et ramenaient à Jablonec Nad Nisou des échantillons pour que les verriers de la ville élaborent des procédés de copie. La fabrication de bracelets de verre débuta par la reproduction de bracelets de porcelaine chinois. Mais, d’après Mme Hruskova, conservatrice au musée du verre de Jablonec Nad Nisou, les contraintes techniques et les connexions de Franz Assam – associé d’Albert Sachse auprès des autorités coloniales indiennes – dirigèrent rapidement l’entreprise vers une imitation des churis. Le procédé technique choisi fut celui qui consiste à former, avec une technique de moulé-pressé, des cylindres de verre colorés, lesquels sont ensuite sectionnés pour former les bracelets.

Les commis envoyés en Inde étudiaient les goûts des Indiens et des Indiennes en termes de couleurs et se renseignaient également sur les saisons des mariages et des rituels impliquant les churis, afin de gérer au mieux les flux commerciaux. Ils se déplaçaient dans les différentes régions avec de petits coffrets d’échantillons, présentant deux gammes de produits  : une gamme de luxe comportant des bracelets de verre de qualité supérieure, souvent ouvragés avec des décors à la feuille d’or, et une gamme meilleur marché, pour laquelle les verriers de Bohème utilisaient tout un ensemble de procédés afin de réduire les coûts de production, par exemple en plaçant une fine couche de verre de couleur au-dessous du verre blanc pour utiliser le moins de pigments possibles.

L’affaire fonctionne si bien qu’Albert Sachse fait l’acquisition en Italie d’une compagnie verrière de Murano spécialisée dans la production de perles utilisées comme monnaies d’échange avec les peuples colonisés, la Società Veneziana per l’Industria delle Conterie. Au plus fort de son développement, l’entreprise d’Albert Sachse finance des missions ethnographiques allemandes, notamment en Afrique de l’Ouest, et dispose de bureaux commerciaux à Berlin, Hambourg, Bayreuth, Ingolsheim, Paris, Moscou, Londres, mais aussi à Grand-Bassam, en Côte-d’Ivoire, au Ghana, au Nigéria, au Bénin. Albert Sachse fonde également un atelier de production d’imitations d’objets de coquillage et de dents de cochons en céramique qui serviront de monnaies d’échange à plusieurs ethnologues présents en Mélanésie entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. C’est ainsi que de nombreux objets ethnographiques présents dans les collections européennes et acquis au tournant du XXe siècle ont probablement été échangés contre des produits de la verroterie de Jablonec Nad Nisou.

Grâce au commerce d’Albert Sachse et celui d’autres grandes familles qui se lancèrent elles aussi dans la production de bracelets, la ville de Jablonec Nad Nisou connaît alors un âge d’or. Le négoce se déroule sous le patronage personnel de l’empereur austro-hongrois. Le plus grand transport à vapeur de l’empire est même baptisé en l’honneur de Jablonec Nad Nisou. Au sein de ces échanges rentables avec les colonies, les churi indiens tiennent une place de choix et les transactions avec l’Inde coloniale sont particulièrement fructueuses, si bien que Jablonec Nad Nisou est la première ville dans l’empire austro-hongrois à disposer d’un restaurant végétarien, fondé par des négociants parsis qui avaient le monopole du négoce de bracelets avec les divers cartels d’exportation bohémiens. Mais l’exportation des churis ne se limite pas à l’Inde. Des modèles, ornés de croissant islamique, ou de luxe, de type art déco, aux incrustations fantaisistes, se retrouvent au Moyen-Orient. Certains d’entre eux, rapportés par Théodore Monod, font d’ailleurs partie des collections du musée du quai Branly – Jacques Chirac (fig 3).

Le déclin : rapatriement des technologies et exil des Allemands des Sudètes

La présence de négociants indiens est perçue à la fois comme une bénédiction et une menace pour la ville car ces derniers cherchent à transférer les technologies en Inde. Pourtant, la fuite de certains procédés par ingénierie inversée vient en partie des marchands de Jablonec Nad Nisou eux-mêmes, qui exportent des produits semi-finis en Inde en vue de réduire les coûts. C’est aussi dans cette logique de réduction des coûts que sont inventés les ressorts de verre, dans les usines de la famille Riedel, l’une des plus importantes de Bohème et l’une des principales firmes d’export de bracelets. Les premiers échantillons datent de 1923, mais, d’après Petr Novy, l’un des conservateurs du musée de Jablonec Nad Nisou, on en retrouve la trace dans les archives dès 1904. L’objectif était de réduire la quantité de travail manuel, le procédé exigeant alors moins de coupage et de polissage.

La Première Guerre mondiale affaiblit les réseaux d’exports tchèques dans le monde et l’industrie naissante de Firozabad bénéficie de cette conjecture. La compagnie d’Albert Sache est liquidée en 1920 et ce dernier meurt en 1921. Les techniques de Jablonec Nad Nisou fuitent également par le biais de Japonais venus collaborer avec les verriers de la ville à la suite de la première guerre sino-japonaise (1894-1895). Les industriels de Jablonec Nad Nisou qui cherchent une alternative au monopole des Parsis leur montrent les techniques de fabrication pour développer un partenariat d’export. En quelques années, leurs interlocuteurs japonais maîtriseront l’ensemble des techniques verrières de Bohème et monteront une industrie concurrente à Osaka ainsi que dans la Mandchourie occupée. Certains d’entre eux seront aussi impliqués dans la formation de verriers indiens. À Firozabad, il est dit que les premiers fours à verre ont été construits d’après des plans originaires du Japon, même si l’on sait à présent qu’il y eut un transfert direct de technologie depuis Jablonec Nad Nisou dans les années 1930 grâce à l’embauche, par des négociants indiens, d’un verrier originaire de la ville européenne.

Avec cette nouvelle concurrence venue d’Asie, le négoce de bracelets en provenance de Jablonec Nad Nisou périclite lentement jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Après la guerre, un grand nombre d’industriels et de verriers de langue allemande sont expulsés des régions tchèques. À titre d’exemple, la famille Riedel se relocalise en Autriche, où cette dernière possède une entreprise de production de verre de table de luxe. Beaucoup rejoignent la Bavière. Près de Munich, dans la ville de Kaufbeuren, les déplacés de Jablonec Nad Nisou créent un quartier qu’il nomme Neu Gablonz, « la nouvelle Gablonz », le nom de Jablonec Nad Nisou en langue allemande. Mais l’histoire de ce commerce mondial ne s’interrompt pas pour autant : après les années 1950, les perles de Jablonec Nad Nisou ont continué à être produites et exportées d’Allemagne, notamment pour les incrustations sur les robes indiennes. D’ailleurs, la ville dispose encore aujourd’hui d’une petite succursale de vente à Bénarès.

La production industrielle du verre a été plus largement intégrée à une nouvelle économie : nationalisée pendant la période soviétique, elle a été absorbée pour une grande partie dans le groupe tchèque Preciosa qui fournit aujourd’hui du verre de Bohème aux clients indiens, qu’il s’agisse de chandeliers en cristal vendus aux palaces indiens ou des gemmes cédés à l’entreprise de joaillerie indienne Emerald. Il s’agit là d’une nouvelle histoire du commerce entre la Bohème et l’Inde. Quant à la production de Neu Gablonz, du côté allemand, elle s’est maintenue jusqu’au début des années 2000, avec des logiques de concurrence et de coopération avec la ville de Jablonec Nad Nisou. De nos jours, il n’y reste plus que quelques entreprises produisant des bijoux en verre, les autres se sont reconverties dans la production de matériel technique, nécessitant des savoir-faire très proches (lentilles de torches LED, par exemple).

Ainsi, cette biographie circulatoire des bracelets et des techniques qui leur sont associées permet de lier la mondialisation des empires coloniaux et la globalisation contemporaine. Elle met en relief les transformations d’une production qui se sont déroulées sous l’Inde coloniale et l’empire austro-hongrois et qui ont lié différents centres industriels entre eux. Ces derniers ont par la suite connu des changements sous des régimes politiques aussi divers que le IIIe Reich, l’URSS, la RFA ou l’Inde post-coloniale. Cette ethnohistoire de la culture matérielle, des techniques et du travail s’avère prometteuse pour produire un autre récit du capitalisme contemporain. Ce dernier ne peut être qu’un contre-récit : en effet, l’un des invariants de cette diversité de systèmes de production reste l’écart abyssal entre une valeur du travail très basse – les ouvriers bohémiens, comme indiens, ont très souvent souffert de la pauvreté – et les immenses réseaux commerciaux que ces productions ont nourri, des empires coloniaux à nos jours. Ainsi, il importe peu de savoir si Rustam Ustad est le seul inventeur des procédés permettant d’adapter cette technique du ressort à la production indienne. L’essentiel est que ce dernier, en apparaissant sous les traits d’un inventeur indien, incarne l’une des figures d’un contre-récit historique du capitalisme moderne.

Bibliographie

Novy, P., Changes in Jablonec Glass and Jewellery Export in the first half of the 20th Century, Thèse de doctorat, Prague, Université Karlova, 2022.

Wronska-Friend, M. “From shells to ceramic: colonial replicas of Indigenous valuables.” Journal of Museum Ethnography, 2015, 28: pp. 50-69.

Furstos, C. Pellegrino, M. P., Gourret, G., Kanhoush, Y., & Charbonnier, J.”Étude typologique des bracelets en verre découverts dans l’oasis d’Al-Ula (Arabie saoudite) : de l’époque mamelouke à la fin de l’Empire ottoman”. In Bulletin de l’Association Française pour l’Archéologie du Verre, 2023 : pp. 92-98.

Note

[1] Kaspers, F., “Beads from Jablonec: A History in Beads.” BEADS, 2015, 78.


Dans le cadre de sa mission de grand département pour les arts d’Afrique, d’Amérique et d’Océanie, le musée du quai Branly – Jacques Chirac soutient la recherche sur les collections extra-européennes des musées de France. La rubrique « Muséo » s’inscrit dans le partenariat noué entre le musée et la revue Terrain, qui conduit à publier, dans la revue papier et sur le blog « Carnets de Terrain », des articles présentant les œuvres de ces collections.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
blogterrain (16 octobre 2024). En passant par la Bohème : l’histoire connectée des bracelets de verre indiens. . Consulté le 18 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12ift


Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.