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Nicolas Nova, l’émerveillé persistant

Emmanuel Grimaud (LESC, CNRS, co-rédacteur en chef de Terrain), au nom de la rédaction de la revue

Aïe merde j’ai tout laissé en plan, je voulais rajouter des choses sur le CATASTROPHISME : P(DOOM), FRANKENSTEIN…

Tel fut l’un des derniers messages reçus de notre ami et collègue Nicolas Nova qui s’apprêtait à partir pour Oman, dans un trekking dont il ne reviendra pas. Son décès le 31 décembre laisse un vide immense. On se posera longtemps la question. Qu’est-ce que Nicolas, qui devait rejoindre notre comité de rédaction en janvier, voulait rajouter au juste à l’introduction d’Espèces d’IA (volume à paraître en mars) ? Plus que cette énigme qui ne pèse pas bien lourd face au poids de sa disparition, cet esprit hors norme, nous lègue un projet collectif, une vision de l’anthropologie, ludique, passionnée et jamais désabusée et surtout des perspectives de croisement entre anthropologie, design et cultures numériques particulièrement fécondes et qu’il nous faudra cultiver. 

Enseignant à la HEAD (Genève), Nicolas Nova était de ceux qui avaient compris tout l’intérêt de travailler avec des designers, de faire du design-fiction, de concevoir des vrais faux catalogues (Near Future Laboratory), des bestiaires (Bestiary of the anthropocene, 2023), des jeux de rôle en pleine montagne, d’apprendre aux gens à pratiquer l’observation comme thérapie de désintoxication numérique, mais aussi de faire des grands ponts entre les folklores d’antan et l’intérieur de nos machines et des embranchements impromptus entre différents domaines de la culture, de l’histoire et du savoir. Les périphéries constituaient son terrain favori, “là où tout se mélange et s’hybride, là où nos catégories sont inopérantes, là où nos récits simplificateurs se brisent” selon la belle formule de Frédéric Kaplan. C’est ce projet-là, inachevé mais profondément stimulant, dont il va falloir apprendre à hériter.

Le public découvrira sans doute de manière posthume une œuvre profondément vivante, inventive, décalée qui s’est déployée sur le mode du cabinet de curiosités dont seul un chercheur ayant fréquenté assidûment les alpages franco-suisses peut avoir l’idée. Anthony Masure et Alexia Mathieu qui l’ont bien connu font de son parcours une synthèse remarquable. Nicolas n’aimait pas les grandes théories, il préférait collecter, inventorier et se donnait le temps d’être affecté par la curiosité.  On ne trouvera pas dans les écrits de Nicolas de grandes idées abstraites ou philosophiques. Il vaut mieux pour penser notre monde le “démonter, l’extraire, le combiner, le remonter” comme le dit si bien Pierre-Olivier Dittmar. La démarche de Nicolas était essentiellement faite d’opérations, de gestes d’identification, d’assemblage et de classification. On trouvera dans son travail une foule de collections, à commencer par celle qui vise à documenter les petits gestes auxquels nous nous adonnons avec nos smartphones (les curious rituals), mais aussi d’autres classifications qui visent à faire sens différemment des usages (comme la laisse, la prothèse, le miroir, la baguette magique, le cocon et la coquille vide dans Smartphones, une enquête anthropologique, 2020) ou des catalogues d’expositions comme le Bestiaire de l’anthropocène (2023) incroyable collection d’hybrides qui défient toutes les classifications naturalistes, sans oublier les mouvements d’hybridation et de chimérisation qui traversent son dernier livre Persistance du merveilleux. Le petit peuple de nos machines (2024). Exercices d’observation (2022), petit manuel accessible à tous et qui démontre le souci qu’avait Nicolas de se rendre accessible aux étudiants, prend lui aussi la forme d’une collection, d’une typologie ou d’un catalogue. L’observation n’a rien à voir avec un geste spontané, elle se cultive, se travaille à travers une collection d’exercices analytiques qui vont voir aussi bien chez Queneau que chez Garfinkel, et qui vise à modifier notre attention aux choses et notre perception du monde. On ne peut qu’inviter le lecteur à se replonger dans ses écrits plus anciens comme 8-Bit Reggae (2014) aux accents carrément pop sur les jeux vidéo et le reggae/dub ou dans sa critique des imaginaires futuristes stéréotypés (Futurs ? La panne des imaginaires technologiques, 2014). Outre son observation fine d’une culture numérique en constitution, Nicolas fut aussi un arpenteur de territoires qui nous aide à repenser non seulement la technologie mais aussi l’écologie et la complexité des territoires en mutation. On lui doit un jeu de rôle alpin grandeur nature Chamonix-Sentinelles (HEAD, 2023) et Fragments d’une montagne (2023), qui arpente et cartographie les Alpes et ses transformations. 

Nicolas Nova nous lègue une façon bien particulière de coller à notre temps. En voulant coller à notre temps, il s’est rendu en avance sur son temps, en avance sur tous ceux qui continuent de le regarder avec les lorgnettes d’antan. Observateur d’une grande sensibilité au moindre détail, il savait faire ce que beaucoup ne savent plus faire : marcher, arpenter le monde, comme un terrain d’aventure, sans a priori critique, pour le documenter dans ses aberrations, le cartographier dans ses poussées d’étrangeté, prêtant la même attention à ce qui se passe dans l’arrière-boutique des réparateurs de smartphones que sur les cimes des glaciers des Alpes. On ne peut guère s’étonner du fait qu’il nous quitte au cours d’une pérégrination dans un bout de monde qui porte la marque de mouvements tectoniques profonds, aux abords d’une chaîne de montagnes tout à fait singulière où se rend visible le manteau terrestre. Coller à notre temps. L’exercice est bien plus difficile qu’il n’y paraît, dans un monde où les usages se transforment à une vitesse intersidérale, où tout futur est en réalité un rétrofutur. Voilà qui demande bien plus qu’une attention à la nouveauté, une discipline de l’émerveillement que Nicolas avait fait sienne.

Stable Diffusion, Comfyui Python. Données d’entrainement: LAION-5B. Grégory Chatonsky, pour Espèces d’IA (2025)

Sa disparition fera certainement sortir au grand jour l’originalité d’un projet bien plus large qui consiste à se mettre au travail sur le mode du studio, une modalité que les écoles d’art, de design et d’architecture ont fait leur depuis belle lurette, mais qui reste encore trop rare en sciences humaines. Nicolas œuvrait à ce décloisonnement. Dans ce projet joyeux, bien loin des lamentations prophétiques sur le devenir apocalyptique de notre monde, se retrouve aujourd’hui toute une communauté, ceux-là mêmes avec qui Nicolas n’a cessé d’échanger et de nouer des liens, au croisement entre sciences humaines et design. Nicolas a su faire profiter ses collègues et étudiants de la HEAD de Genève et au-delà, de tout un savoir-faire, de techniques d’enquête, d’astuces pour nommer, classer, fabriquer des concepts, archiver, dresser des typologies, concevoir des dispositifs pour mettre au travail des collectifs, avec une grande générosité et des valeurs de convivialité et de partage. Nicolas a largement contribué au dialogue mutuel entre anthropologie et design, en apprenant à ceux qui font à prendre le temps d’observer et d’enquêter mais aussi en apprenant à faire à ceux qui généralement se contentent d’observer. Il avait compris qu’il fallait renouveler nos modes d’observation et nos façons d’expérimenter. Ce sont ces mêmes dispositifs qu’il faut aujourd’hui cultiver et faire essaimer.

Nicolas était plus qu’un collègue, un ami et nous étions nombreux à partager son goût pour l’observation rapprochée des choses, des interactions, des comportements, et sa vision du réel comme source perpétuelle d’étonnement. Persistance du merveilleux (2024) est probablement l’un de ses livres les plus aboutis. Écrit plus vite que son ombre, et à l’origine destiné à être son manuscrit d’HDR (habilitation à diriger des recherches), il décortique minutieusement le vocabulaire emprunté aux panthéons fantastiques des concepteurs de programmes informatiques et offre une plongée vertigineuse dans ce qui se trame dans l’arrière-fond de nos machines. Il consiste là encore en premier lieu en une typologie. Les créatures informatiques y sont minutieusement répertoriées et distinguées, entre les entités discrètes et bienveillantes, les fantômes et revenants, les entités maléfiques, les compagnons d’interaction, jusqu’aux entités monstrueuses des grands systèmes d’IA. Nicolas devait lui ajouter un autre volume revenant sur son parcours, ce que l’on appelle dans le jargon académique une “égo-histoire”. Aucun d’entre nous n’aurait pu imaginer qu’il nous revienne à nous, ses ami.es et collègues, de l’écrire. 

“Aïe merde j’ai tout laissé en plan, je voulais rajouter des choses sur…

Désormais il va falloir apprendre à vivre sans lui, se remettre à l’ouvrage et avec lui et surtout pour lui, persister dans l’émerveillement.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
blogterrain (11 janvier 2025). Nicolas Nova, l’émerveillé persistant. . Consulté le 16 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/132c5


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