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Ne laissons pas les sciences sociales aux pseudo-rationalistes

Jean Foyer (anthropologue, Centre de Recherche et de Documentation sur les Amériques, CNRS).

En parallèle des attaques systématiques que subit la science du camp des idéologies complotistes, à l’image de ce qui se passe aux États-Unis, des collègues en France se voient aussi attaqués par le type d’objet qui fait le cœur de leurs travaux. Jean Foyer témoigne ici de ces attaques systématiques et en appelle à la vigilance, vis-à-vis des idéologies anti-sciences sous couvert de (pseudo-)rationalisme.

Ce billet revient sur l’expérience personnelle d’attaques contre les sciences sociales par des gens qui se font les hérauts de la rationalité, avec des conséquences préjudiciables sur nos pratiques. En effet, après avoir mené des recherches au Mexique sur les controverses autour des biotechnologies et des OGM, j’ai décidé il y a une dizaine d’année d’entamer un terrain sur la biodynamie en France, en partant de l’intuition que je pouvais retrouver « chez moi », en Anjou, des types de rapports aux savoirs et à la nature que j’avais observés dans les champs des paysans mexicains. La biodynamie est une pratique agricole alternative inspirée du philosophe occultiste Rudolf Steiner qui en a posé les bases il y a 100 ans désormais. Elle est basée sur le refus des intrants chimiques, une vision organiciste de la ferme, une approche anti-fixiste du vivant, la prise en compte des cycles cosmiques (lunaires notamment) et l’utilisation de préparations d’inspiration alchimique mêlant composés minéraux, animaux et végétaux. Non seulement il n’existait alors aucune étude approfondie en sciences sociales sur une pratique qui se développait pourtant de manière rapide dans le vignoble français, mais, plus encore, cet objet semblait a priori « bon à penser ». Comme d’autres objets à la limite de l’appréhension naturaliste du monde (la sorcellerie, la méditation, le yoga, le néo-paganisme, etc.), il permet d’interroger l’évolution des formes de rapports à l’environnement et à la spiritualité et constitue un bon exemple de ce que j’appelle les « modernités alternatives », à savoir d’autres manières, non strictement naturaliste et matérialiste, d’être moderne. Pourtant, j’ai compris au début de ma recherche que si l’étrangeté de la biodynamie m’apparaissait précisément comme un argument pour aller y voir de plus près, elle était au contraire pour certains collègues un objet toxique, illégitime.

Observation participante de l’auteur lors d’un atelier d’élaboration des préparations biodynamiques.

Or, l’anthropologie en particulier et les sciences sociales en général s’intéressent depuis très longtemps à ce que font faire, aux humains, les représentations et croyances. Elles s’intéressent d’ailleurs tout autant aux représentations et pratiques qui encadrent l’artisanat, le travail, la parentalité, le rapport à l’environnement, les techniques ou le rapport aux machines, etc.

Ce qui relève de l’évidence pour les sciences sociales est malheureusement contesté par une communauté que nous choisissons de qualifier de pseudo-rationaliste (avec Andreotti et Noûs 2020). Cette communauté ne considère la biodynamie que sous l’angle de supposées dérives sectaire et tout travail en sciences sociales ne s’alignant pas sur cet argumentaire est alors lui-même accusé de participer à ces dérives. 

 

On comprend qu’il ne s’agit pas ici de discussions scientifiques – auxquelles je me plierais volontiers s’il s’agissait de parler depuis les sciences sociales. Le problème que je veux exposer dans ce billet dépasse mon cas personnel et celui de l’objet « biodynamie ». C’est un problème plus général de défense des sciences sociales face à une communauté se réclamant d’une vision monolithique et caricaturale de la science et de la raison. 

Un argumentaire simpliste contredit par le terrain

Depuis trois ans au moins, mes travaux sur la biodynamie et ceux d’autres collègues de sciences sociales ou d’agronomie se trouvent systématiquement attaqués, essentiellement depuis ces milieux pseudo-rationalistes (ou « zététiciens » – nous reviendrons sur ce terme) à travers des blogs, des vidéos youtube, des pétitions et les réseaux sociaux comme X.  L’argumentaire simpliste qu’ils développent peut se résumer dans l’équation « Biodynamie= Anthroposophie= Secte (voire = nazi). L’argument d’autorité est le rapport de la Miviludes de 2021 qui pointe à propos de deux branches de l’anthroposophie (la pédagogie Steiner Waldorf et la médecine anthroposophique) des possibles dérives sectaires. Aucun exemple de telles dérives n’est cependant donné dans ce rapport à propos de la biodynamie.

Mes cinq années d’enquêtes, d’observations et d’entretiens montrent au contraire que les vignerons en biodynamie d’Anjou que j’ai rencontrés entretiennent un lien souvent ténu avec les origines anthroposophiques de la pratique. Ils reconnaissent pour la plupart n’avoir jamais lu Steiner ou y avoir eu accès via des ouvrages de traduction pratique. Ils retiennent plutôt de la biodynamie son caractère pratique et la revalorisation de l’expérience et de l’observation paysanne.  Mes enquêtes n’ont absolument rien révélé non plus qui puisse relever de l’emprise mentale ou de la manipulation financière typique des dérives sectaires. Personne n’a obligé quiconque à pratiquer la biodynamie ou à continuer de la pratiquer. Au contraire, j’ai rencontré des vignerons pionniers des dynamiques d’écologisation du vignoble, souvent extrêmement ancrés dans leur pratique, jaloux de leur liberté dans leur choix techniques, souvent très pragmatiques dans leur volonté de produire des vins, avec une culture scientifique souvent très solide. Si j’étais seul à faire ce type de constat, on pourrait encore douter de mes analyses, mais les autres travaux de sciences sociales qui se sont penchés en profondeur sur la biodynamie[1] ne relèvent aucun des indices de manipulation dont pourrait s’inquiéter la Miviludes.

Loin des notions de « pseudo-science » ou de dérive sectaire, catégories d’analyses qui n’éclairent en rien la compréhension des valeurs et des logiques agricoles mises en place par les vignerons, je m’emploie dans mon travail à analyser les situations où les vignerons biodynamistes sortent d’un cadre strictement modernes-naturalistes pour bricoler des pratiques empruntant à l’analogisme ou, dans certains cas beaucoup plus rares mais néanmoins significatifs, à l’animisme (Foyer, 2024). Ces autres rapports aux savoirs et à la nature renvoient selon moi à des formes de ce que j’appelle des « modernités alternatives », à savoir des formes de modernité qui reviennent sur une vision strictement mécaniste du monde.

La zététique ou l’exercice du doute contre les sciences sociales

Créée dans les années 1980 à Montpellier par un professeur de physique, la Zététique représente le dernier avatar de l’histoire française du rationalisme (Laurens, 2019). En plus de sa vision monolithique de la raison et de la science, elle se caractérise par la grande maitrise des outils informatiques, notamment pour mener des campagnes en ligne, et un positionnement plus qu’ambigu vis-à-vis des sciences sociales et même plus largement des institutions scientifiques.

Face à cet exercice extensif du doute (phénomène à la mode qui fait le succès des « fake news » et du complot), l’exercice scientifique exige de se plier à des formes de contrôle collectif « par les pairs ». Certes, elles ont leur limite, mais l’intégrité et le professionnalisme scientifiques impliquent d’exposer les données de terrain, et de montrer le déroulement de l’analyse et de l’argumentation auprès de collègues : exercice auquel je me suis soumis[2]. Les zététiciens au contraire refusent ces règles méthodologique et déontologique de base (Bodin, 2022), tout en relayant sans filtres des interprétations erronées de mes travaux.

La calomnie en ligne comme technique argumentative

Tout cela pourrait sembler anecdotique si ça ne s’avérait pas terriblement efficace, des arguments simplistes lancés de manière massive sur les réseaux faisant autorité bien plus commodément que de longs raisonnements complexes dans des revues ou ouvrages très peu lus. En associant la biodynamie, l’anthroposophie et avec elles, tous les travaux qui s’y intéressent, aux mots « secte », « nazi », « gnome », le mal est fait : il en restera toujours quelque chose dans l’opinion publique. Billets de blogs, tribune dans la presse nationale, vidéos youtube, commentaires en ligne… : nos travaux sont systématiquement discrédités via différents média comme faisant le jeu d’une secte. 

Tous les coups sont permis bien en dehors des cadres de la discussion scientifique (y compris les attaques ad-hominem) puisqu’ils sont portés au nom d’un but plus grand, celui de la défense de la Science et de la lutte contre le retour de l’obscurantisme et des dérives sectaires. Qui pourrait s’opposer à un tel programme ? Qui prendrait le risque de défendre une Secte contre la Science puisque c’est le cadrage du problème qu’on nous impose ? Au-delà de la lassitude psychologique face aux attaques répétées et désormais systématiques, le travail de discrédit mené collectivement par les pseudo-rationalistes finit par avoir des effets bien concrets sur nos programmes de recherche, nos rapports avec nos collègues, les médias, et peut-être même nos carrières. Les recensions positives dans la presse de mon travail sont systématiquement l’objet de commentaires négatifs et violents. On hésite très sincèrement à poursuivre nos recherches sur le thème et on ne prend pas ou plus d’étudiants qui voudraient travailler sur la biodynamie, de peur qu’ils ne subissent le même sort et deviennent, de fait, impossibles à recruter. Au-delà du cas de la biodynamie va-t-on bientôt devoir s’interdire de travailler en sciences sociales sur les évolutions des formes de religiosité, sur toute forme de thérapie ou d’agriculture alternative, sous prétexte qu’elles ne renvoient pas à des réalités validées scientifiquement ? Si toute exploration en dehors du cadre naturaliste est interdite, que fait-on alors de la sociologie du religieux et plus généralement, de l’anthropologie ?

J’en appelle à mes collègues de sciences sociales et plus généralement, des autres sciences, à ne pas se tromper d’ennemis… ni d’amis. Ne laissons pas le terrain à ceux qui refusent d’en faire sérieusement, ne laissons pas nous faire interdire l’étude d’objets qui seraient illégitimes, ne laissons pas les sciences sociales aux agitateurs en ligne. 

 


[1] On renvoie ici aux travaux de Marie-France Garcia Parpet sur la viticulture biodynamique en France, de Christelle Pineau sur la viticulture biodynamique et naturelle en France, d’Alexandre Grandjean sur la viticulture biodynamique en Suisse, de Stéphanie Majérus sur l’élevage biodynamique en Suisse et en Allemagne ou encore de Claire-Isabelle Roquebert sur les démarches de RSE dans les entreprises pratiquant la biodynamie.

[2] Mon ouvrage Les Êtres de la Vigne est issu d’une HDR dont le jury comptait dans ses rangs des spécialistes reconnus d’anthropologie (Nadia Breda et Philippe Descola), d’études sociales des sciences (Christophe Bonneuil, Céline Granjou, et Pierre-Benoit Joly) et même de sociologie du religieux (Danielle Hervieu-Léger).

 


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
blogterrain (7 mars 2025). Ne laissons pas les sciences sociales aux pseudo-rationalistes. . Consulté le 17 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13fov


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