Les « super-héros » du paralympisme : déconstruire les représentations autour des para-athlètes
Valentine Gourinat (LinCS, Unistra) et Paul-Fabien Groud (EVS, Université Lumière Lyon 2)
Clip promotionnel des Jeux Paralympiques 2024 autour de l’histoire du mouvement paralympique
Émergence et reconnaissance du paralympisme
De l’organisation des premiers jeux en fauteuils roulants en 1948 aux Jeux Paralympiques de 2024, le mouvement paralympique a connu de nombreuses évolutions et une reconnaissance croissante au fil des décennies. Quelques dates clés – non-exhaustives – traduisent cette transformation : premiers jeux internationaux à Rome en 1960, premières véritables couvertures audiovisuelles à Toronto en 1976, avènement des Jeux paralympiques modernes à Séoul en 1988, création de l’International Paralympic Committee pour Atlanta en 2016, reconnaissance médiatique grandissant depuis les Jeux de Sydney en 2000.
Considérés comme un « immense succès populaire », les jeux paralympiques de Londres en 2012 constituent un point de basculement dans la médiatisation des para-athlètes. Figure emblématique à l’époque, cette mise en avant médiatique fut particulièrement portée par le “cas” Oscar Pistorius – coureur double amputé tibial et appareillé de lames de course – qui fut autorisé à participer aux Jeux Olympiques et Paralympiques[1] suite à plusieurs années de controverse en raison d’une suspicion de dopage technologique lié à l’usage de ses prothèses. Cette médiatisation croissante se poursuit lors des jeux suivants (Rio 2016, Tokyo, 2021), jusqu’à ceux de Paris 2024, considérés comme « un grand spectacle sportif ».
Cette exposition massive de personnes en situation de handicap capables de performances sportives de haut niveau a joué un rôle important dans l’évolution des imaginaires et formes de représentations autour du handicap. La popularité médiatique de certain.e.s athlètes paralympiques, devenu·e ·s des figures iconiques du handicap, a ainsi contribué ces dernières années à bousculer ou, tout du moins, interroger les normes validistes[2] en rendant visibles des corps « handi-capables » et en démédicalisant le discours sur le handicap. Pour autant, que nous dit cette transformation des représentations du handicap ? Quels idéaux et quelles normes porte-t-elle ? Derrière ce discours positif et (techno-)optimiste, se construit également de façon sous-jacente une vision partielle et cloisonnante du handicap qui doit être interrogée.
Une vision de la performance handisportive ancrée dans une forme d’imaginaire techno-validiste
Plusieurs études menées sur la médiatisation des athlètes paralympiques ont révélé un certain nombre de procédés iconographiques et discursifs spécifiques relevant de schémas stéréotypiques. Le procédé le plus commun et le plus constant s’adosse à la dualité victimisation / héroïsation qui met en avant les difficultés personnelles traversées par les para-athlètes, tout en soulignant de façon hyperbolique leur courage face à l’adversité ainsi que la dimension remarquable de leurs performances sportives. Un autre procédé archétypique du discours médiatique sur le paralympisme concerne la “cyborgification” des athlètes paralympiques, à savoir l’assimilation des performances sportives aux performances technologiques des dispositifs d’appareillages corporels.
Ainsi, jusqu’à récemment, lorsque le corps des para-athlètes était mis en image dans le champ médiatique, il était mis en scène de façon passive, ou a minima mis en retrait derrière les dispositifs technologiques. On peut noter à ce titre que les sportifs paralympiques les plus médiagéniques – ou en tout cas les plus médiatisés, encore actuellement – sont celles et ceux appareillé·e·s de fauteuils roulants et de prothèses de membre. Ces dynamiques entraînent une rupture dans l’imaginaire du corps équipé de dispositifs d’assistance au handicap, ouvrant de nouveaux paradigmes culturels et normatifs, relevant d’une certaine “esthétique prothétique”, voire d’un “enchantement prothétique”.
Reportage de France 24 sur les performances technologiques des dispositifs d’assistance durant les Jeux Paralympiques de 2024.
L’assimilation de la performance sportive aux dispositifs technologiques peut ainsi faire écho à la notion de technovalidisme, théorisée par la chercheuse Ashley Shew, qui avance l’idée que “l’utilisation des technologies pour restaurer les capacités physiques est la clé du traitement du handicap – et que les corps handicapés sont inférieurs lorsqu’ils ne sont pas correctement équipés de ces technologies”. Ce concept se déploie de façon plus exemplaire encore dans le champ du sport, au sein duquel la capacité physique et fonctionnelle est l’essence-même de la pratique et du succès. Mais au-delà de la dimension “cyborgique” des corps appareillés mis en avant dans la couverture médiatique des athlètes paralympiques, c’est avant tout la volonté d’héroïsation qui colore le traitement discursif du handisport et interpelle sur la manière dont le handicap demeure perçu actuellement.
Des injonctions normatives liées au paradigme supercrip
Derrière cette logique du dépassement de soi, se joue une rupture face aux standards dépréciatifs auxquels sont renvoyés les corps qui s’écartent des normes dominantes validistes. Il est à ce titre utile d’analyser ce traitement médiatique paralympique à l’aune de la notion de Supercrip, théorisée par l’écrivain et militant Eli Clare comme figure emblématique de la personne en situation de handicap, ayant réussi à dépasser l’adversité et à se surpasser elle-même « malgré » son handicap. Dans le cadre du sport plus spécifiquement, la figure supercrip “marque cette frontière où l’athlète en situation de handicap joue de sa supériorité sportive pour déstigmatiser la déficience en sublimant l’impératif de performance”.
Pourtant, on peut voir ici encore à l’œuvre les normes validistes derrière cette idée qu’une personne en situation de handicap “performante” soit avant tout celle qui a eu la force et la volonté nécessaires pour s’arracher à sa condition. L’iconographie du supercrip dans le sport fait également écho à un phénomène décrit et dénoncé par la comédienne, journaliste et militante Stella Young sous le terme d’inspiration porn, désignant des images (essentiellement sportives) de personnes en situation de handicap, généralement accompagnées d’un message motivationnel et utilisées comme « source d’inspiration » par les valides. Elles poussent par le fait à considérer ces actions comme étant « exceptionnelles » et les personnes qui les réalisent comme « admirables » et pouvant servir de « leçons de vie ».
Débat télévisé sur la chaine l’Équipe autour de la qualification de “super-héros” des para-athlètes par Teddy Riner.
Ce faisant, ces procédés discursifs et iconographiques renforcent les mécanismes sociaux et représentationnels validistes, par le biais d’une mise en récit médiatique valorisant le dépassement du handicap. Ils s’inscrivent dans une logique posant les aspects capacitaires comme aboutissement souhaitable dans la trajectoire des personnes en situation de handicap. Cette valorisation, et l’inspiration qui en découle, masquent en réalité un rejet encore tenace de ces corps toujours perçus comme vulnérables et inférieurs à ceux des valides.
Du « dépassement de soi » au dépassement des représentations
S’il est notable que le paralympisme – notamment par la médiatisation des para-athlètes – a suscité une « métamorphose du handicap » jusqu’à devenir aujourd’hui un mouvement à part entière qui ne « demande plus sa dissolution dans l’olympisme », le mouvement repose sur la valorisation d’un corps basé sur les normes de la performance, du dépassement de soi et une vision techno-héroïsante du handicap. Paradigme uniformisant, il représente une facette univoque et minoritaire d’une réalité bien plus complexe et kaléidoscopique qui vient réinterroger la vision – trop souvent – positive et unilatérale du paralympisme. De fait, derrière la médiatisation de figures (handi)sportives, il se cache une majorité et une diversité d’autres corps et de personnes qui, s’écartant de ces normes, se retrouvent ainsi mise à la « marge des espaces sociaux » et invisibilisée. En cela, il est essentiel de faire un pas de côté, de s’extraire de cette vision normée et médiagénique pour élargir la focale et laisser voir et entendre d’autres réalités, expériences et trajectoires de vie.
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[1] La critique contenue dans les notions de supercrip et d’inspiration porn n’invalident cependant pas l’apport réel que peut représenter la pratique sportive pour un certain nombre de personnes en situation de handicap, notamment en termes de reconstruction personnelle et de bien-être au quotidien.
2] Le validisme est un système d’oppression sociale basé sur le postulat que la norme est construite autour des personnes valides, excluant ou stigmatisant structurellement toute forme de handicap.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
blogterrain (8 avril 2025). Les « super-héros » du paralympisme : déconstruire les représentations autour des para-athlètes. . Consulté le 17 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13pew