Un arbre dans le béton
Pour lutter contre les effets du réchauffement climatique, les villes ont lancé de vastes plans de végétalisation dont l’efficacité et les implications environnementales interrogent de plus en plus. Partant du cas d’un arbre planté sur une place lyonnaise, Hugo Montero revient sur les paradoxes des actions publiques menées pour végétaliser l’urbain.
Hugo Montero. Docteur·e en anthropologie, post-doctorant·e auprès de l’Université de Lyon.
La course actuelle des villes françaises en vue de planter de plus en plus d’arbres en leur sein fait face à un paradoxe. La présence des arbres en ville est constamment valorisée dans les discours des habitant·es et des politiques publiques, mais la place qui leur est réellement accordée est extrêmement contrainte, voire surprenante. M’intéresser aux arbres en tant qu’anthropologue m’a permis d’approcher les raisons qui font des arbres, non pas du mobilier urbain, mais bien des êtres vivants avec lesquels nous échangeons, dans des « diplomaties » plus ou moins tendues avec l’espace-temps urbain et ses habitant·es[1].
Je marche à Gerland, un quartier de Lyon, en pensant à ce paradoxe. En cet endroit, j’ai collaboré avec les habitant·es pour comprendre leurs manières d’habiter la ville durant les canicules estivales. Tout au long de mon terrain, les arbres ont été présentés comme une des solutions aux étés de plus en plus chauds. L’attachement aux arbres en ville se discerne dans divers sujets de conversation qui abordent tout autant la lutte contre les effets des chaleurs caniculaires ou les dégradations commises envers la biodiversité. Les arbres sont à la fois ceux qui peuvent apporter ombre et rafraîchissement, tout en étant les dignes représentants des végétaux en ville (Arnould et Cieslak 2004). Et pourtant, à la croisée de ce que l’on veut voir dans l’espace-temps urbain et de ce que l’on tolère, leur place est strictement délimitée. Reste pour eux à se frayer un chemin ou périr.
Le quartier de Gerland a connu de fortes transformations depuis le début du XXe siècle : autrefois peuplé d’usines, ce lieu accueille depuis les années 2000 le campus Descartes de l’École Normale Supérieure (ENS) de Lyon ainsi qu’une bibliothèque universitaire. L’arbre devant lequel je m’arrête est précisément situé devant l’ENS (fig.1). Bien que de nombreuses personnes passent devant chaque jour, son port chétif l’empêche d’être considéré comme un arbre « remarquable ». Son apparence en dit toutefois long sur la manière dont nous plantons des arbres en ville.
La photo ci-dessus a été prise en 2024, c’est-à-dire vingt-quatre ans après que cet arbre fut planté ici. Malgré les années, ce frêne à feuilles étroites (Fraxinus angustifolia) possède quasiment la même taille de houppier et de troncs qu’au moment de son implantation. Je propose de me concentrer sur ce cas en particulier pour comprendre la place paradoxale accordée aux végétaux en ville aujourd’hui.
Tolérés mais entravés
« Le frêne de cette espèce aujourd’hui devrait être de la taille des micocouliers ! Il est resté nanifié, il ne poussera jamais » m’explique Frédéric Ségur, à l’époque directeur du service arbres et paysages de la métropole de Lyon, en pointant le frêne du doigt et en le comparant aux grands arbres d’alignements le long du cours qui borde l’ENS Lyon. Ce service, rare dans une grande métropole à l’époque, a été créé il y a plus de trente ans lorsque, m’explique Frédéric Ségur, des habitant·es s’étaient enchaîné·es aux platanes de l’avenue Jean Jaurès pour éviter qu’ils ne soient coupés.
L’arbre en ville est façonné par toute une série d’interactions fortement contraintes par les êtres humains qui se sont autoproclamés maîtres de l’espace-temps urbain. L’arbre est « toléré » (Meliani et Arnould 2016) car il rend des services, mais pour être sûr de maîtriser son expansion, sa place, sa vitalité, il est entravé. Le service de voirie (dans le cas de la métropole de Lyon) définit préalablement où l’arbre se trouvera suivant les schémas d’aménagement. C’est « rarement une priorité » selon Frédéric Ségur : sont d’abord pensées les voies de circulation, puis ce sont les réseaux (les câbles, les canalisations, etc.) qui sont tracés, et enfin les arbres sont placés dans les interstices restants. Toutefois, cela change, « les réseaux se sont un peu implantés où ils voulaient, aujourd’hui cette demande de nature fait qu’on leur a demandé de s’installer là où l’on ne va pas planter ». Pourtant, les arbres sont toujours en pot. Ce « rapt » (ibid) de l’arbre pour l’amener à la ville n’est pas temporaire, il se retrouve définitivement emprisonné lorsqu’il est à nouveau planté en ville.
Ces arbres sont plantés sur le trottoir dans leur petit carré d’espace. Cette liberté considérablement limitée s’explique notamment par l’organisation de l’espace dédié aux arbres en ville : ils sont en effet plantés dans des fosses qui peuvent être individuelles ou continues. En ville, les fosses sont le plus souvent individuelles, et cela en raison des réseaux souterrains, mais aussi des parkings en sous-sol. Elles fonctionnent comme de grands pots sous terre permettant à l’arbre de s’étendre dans une largeur supérieure à celle de ses racines. Pour rappel, dans un milieu peu contraint, comme une prairie, la dimension du système racinaire dépasse la taille de la partie aérienne de l’arbre. Dans les fosses en revanche, difficile d’imaginer que les racines puissent se développer correctement permettant à l’arbre de prendre la place qui lui convient (fig. 2). À Paris, par exemple, la taille standard est de 3 mètres de large, par 3 mètres de long et 1 mètre 40 de profondeur (d’après l’Agence Parisienne du Climat). C’est ce que j’ai appelé « l’individuation », c’est-à-dire l’isolement d’un être vivant dans un milieu contrôlé (sa fosse) pour maîtriser son développement. Cette démarche, en plus du déracinement de l’espace-temps où il a grandi, est particulièrement violente quand on réalise que les végétaux sont des êtres vivants sociaux et sensibles (Veits et al. 2018), se développant notamment par proprioception (Moulia, Douady, Hamant 2021), c’est-à-dire grâce à la perception de la configuration de leurs branches et de leurs troncs dans l’espace-temps.

Ce qui sous-tend nos manières d’implanter les arbres en ville
En plus de ce premier écueil concernant la faible place laissée aux arbres en ville, la production de ces derniers répond à une logique différente de celle du vivant. La végétation en milieu urbain est soumise au principe de « plantation » décrit par l’anthropologue Anna Tsing : « Les plantations disciplinent les organismes en tant que ressources en les retirant de leur monde vivant. » (2022 : 63). Cela est d’autant plus manifeste en ville où les arbres germinés sur place sont rares. On trouve en effet dans nos cités de jeunes arbres qui ont été élevés en pépinières pour être acheminés dans ces espaces-temps grisonnants (la ville dominée par le béton et la pollution atmosphérique), afin de satisfaire la recherche de « vert ». « Le vert (et le bleu, souvent symbole des eaux bénéfiques) est devenu la couleur de la plus grande partie des documents d’urbanisme et d’aménagement des territoires » (Calenge 2003 : 33). Ce n’est pas un hasard de le retrouver dans le discours des habitant·es tant il a envahi les paroles urbaines. Tout au long de mon travail de recherche, ce terme est apparu aussi bien chez les habitant·es que les professionnel·les de l’urbanisme, à chaque fois pour désigner les végétaux qu’il s’agisse de l’herbe ou bien des arbres. Le « vert » renvoie à cette idée vague de nature, d’un écosystème végétal implanté dans le gris des bâtiments. Pourtant, dans la façon dont les arbres sont plantés en ville, aucun lien n’est concrètement établi avec le « monde vivant » (Tsing 2022), avec ce monde composé des « autres-qu’humains »[2] que sont par exemple les champignons ou les micro-organismes avec lesquels les arbres sont en symbiose[3]. En ville, aucune symbiose n’est envisageable, ou du moins aucune du même type que celles qui se seraient développées dans un milieu rural où les processus d’adaptation sont lents et réciproques.
Au lieu de cela, les arbres sont fabriqués à la façon des autres produits manufacturés, industriellement, dans de grandes pépinières situées dans des zones fertiles en dehors des villes. À Lyon la métropole répond à la demande de « vert » en promettant de planter 300 000 arbres d’ici 2026. En 2020, au moment des élections municipales (et métropolitaines pour le cas de Lyon) c’était la surenchère, chaque ville proposait de planter plus d’arbres : 170 000 à Paris, 200 000 à Marseille, etc[4]. Derrière cet engouement électoral autour de préoccupations bien réelles telles que le changement climatique et le rôle joué par les arbres pour rafraîchir la ville, c’est une forme de « techno-solutionisme » qui a été choisie. Le « techno-solutionnisme » repose sur l’idée que l’on peut résoudre de nombreux problèmes en recourant à des technologies et que la solution est d’abord technique, écartant de fait toutes les implications (sociales, environnementales, genrées et racistes) que ces opérations peuvent comporter. Même dans le cadre, comme ici d’enjeux environnementaux, le techno-solutionnisme conduit à placer nos attentes dans le recours aux technologies du numérique en les percevant comme efficaces et sobres alors qu’elles peuvent dissimuler des enjeux majeurs en matière d’énergie et de démocratie. C’est le cas des conditions d’extraction de matières premières et de fabrication des objets technologiques ou encore du recours à l’eau disponible sur un territoire (Bihouix 2017).
Ainsi, on met de côté ce qui a fortement influencé le changement climatique, c’est-à-dire l’exploitation de ressources générant des émanations de différents gaz à effet de serre pour produire davantage d’arbres dans des conditions décorrélées de leurs écologies, autrement dit de leurs vies. Ce processus de production des villes vertes rend compte d’intentions contradictoires. « Les gestionnaires considèrent que la production industrielle d’arbres et le transport sur de longues distances sont économiquement efficaces » (Tsing 2022 : 63). Pour Lyon, la première moitié des arbres plantés vient de la même région que la ville, la deuxième moitié viendra de plus loin. Pour cette première moitié, ils ne parcourent donc pas des milliers de kilomètres. Par contre, cela engendre d’autres dépendances et transformations, comme mentionnées par une famille d’agriculteurs de Champagneux rencontrés lors d’un terrain en Savoie. Les terres agricoles autour de cette commune, très fertiles, sont systématiquement rachetées par l’une des plus grandes pépinières de la région à un prix plus élevé que ce que peuvent se permettre les exploitants sur place, et cela pour produire des arbres de ville. Cette situation conduit à la raréfaction des exploitations vivrières et surtout à l’impossibilité pour de petites exploitations familiales de s’implanter dans la région. Ce phénomène crée des tensions locales et défait un tissu social présent depuis des décennies.
L’exemple du frêne de la place de l’ENS Lyon permet ainsi d’observer des changements économiques bien au-delà des villes et l’impact de ces dernières sur le milieu rural. Les arbres, êtres vivants je le rappelle, sont transformés par le principe de « plantation » qui en fait des « actifs financiers » : « Il s’agit d’une forme écologique étrange qui a des conséquences non seulement pour les organismes vivants réduits au rang d’actifs financiers, mais aussi pour leurs prédateurs. Imaginez le festin des champignons “chasseurs” : un repas sans fin de proies identiques et sans défense. » (Tsing 2022 : 63). Ce que décrit ici Anna Tsing s’explique par plusieurs phénomènes de rationalisation de la vie des arbres. D’abord celui « d’une simplification de leurs écologies », privant les arbres de leurs espèces compagnes avec lesquelles ils sont en symbiose. Et ensuite d’une réplication d’espèces sélectionnées pour être moins malades, plus résistantes, mais néanmoins aux patrimoines génétiques identiques. Faute de ne pas avoir grandi dans le milieu urbain qu’ils habitent maintenant, les « arbres plantés » ne peuvent bénéficier des bienfaits d’une « résistance située » qu’il leur viendrait de l’adaptation lente à leur environnement d’origine. Au lieu de cela, ils sont susceptibles d’être atteints d’une même maladie ou d’un même champignon qui pourraient tous les décimer ; c’est le fameux « festin » à craindre dont parle Anna Tsing.
De quel monde voulons-nous ?
Planter de nouvelles essences d’arbres en ville devrait répondre à une remise en cause profonde de la manière dont nous avons créé les conditions pour que ces végétaux puissent se développer dans les espaces-temps que nous leur assignons. Il s’agirait d’envisager une forme d’hospitalité envers les « autres-qu’humains » en ville qui ne se limiterait pas qu’aux végétaux. Ce frêne devant l’ENS Lyon me semble aussi frêle que l’attention qu’on lui a portée ces vingt dernières années.
Les mondes socioculturels dans lesquels nous vivons et grandissons sont des « touts ouverts » autant que des « touts complexes » selon l’anthropologue Eduardo Kohn. Ces mondes ouverts et complexes accueillent ce qui outrepasse les contours de ce que nous percevons et nous invitent à nous demander à quoi nous nous ouvrons : « Quel est ce monde au-delà de nous et quels sont les mondes socioculturels que nous construisons ? » (2017 : 291). J’interprète cela comme un questionnement sur la place que nous donnons à ce qui va au-delà de nos représentations et sur ce qui permet aux autres représentations d’émerger. Quelles attentions prêtons-nous à ce qui nous dépasse comme les arbres ? Il est question ici de ce qui dans la construction de nos cités est propice à l’accueil, plus ou moins volontaire, des « autres-qu’humains ». Dans la figure ci-dessous (fig. 3) on peut voir deux arbres, plantés là, taillés pour qu’ils ne dépassent pas les limites de la clôture qui les entoure, ils remplissent le rôle esthétique de l’arbre en ville (Zaza 2024), contraint physiquement pour respecter les droits humains comme la propriété, en l’occurrence privée.

Mais cela va plus loin, l’ouverture de nos mondes socio-culturels aux « autres-qu’humains » pourrait nous conduire étonnamment à envisager d’une autre façon les rapports sociaux en ville. Car questionner la façon de vivre en ville dans une acception élargie à toute vie ne pourrait-elle pas nous inciter à repenser ce qui fait exister le tissu social ? Qu’est-ce que la place laissée aux arbres donne-t-elle à voir de nous-mêmes, de notre organisation sociale, de nos relations sociales au sein des quartiers ?
À partir du cas de ce frêne planté dans le béton, j’ai voulu donner à voir la place paradoxale donnée aux arbres en ville. Cette manière de façonner l’arbre en ville demeure majoritaire dans les pratiques de végétalisation et elle reste encore fortement liée aux aléas économiques des villes et des métropoles, en particulier aux dépenses engagées pour assurer la pérennité des arbres plantés. Ce frêne m’est apparu être à la jonction de multiples interrogations posées par la pratique du terrain anthropologique. Les différentes personnes ayant travaillé avec moi ont toutes partagé leur regard sur cet arbre et sa situation, rendant tangibles leurs doutes et leurs ressentis sur cette manière de planter des arbres. En m’intéressant à un sujet singulier, en le prenant comme exemple de milliers d’autres à Lyon, j’ai tenté d’apporter un éclairage sur la fabrique urbaine au prise avec le changement climatique et avec l’inscription sociale de l’ingénierie de végétalisation des villes. Celle-ci se fait le relais des opinions et du contexte dans lequel nous vivons, fait de chaleurs suffocantes et d’étalement urbain et donc de béton. Ce texte nous rappelle que la présence ou l’absence d’« autres-qu’humains » autour de nous n’est pas qu’un problème environnemental, c’est aussi un problème social, une question et peut-être un défi posé à nos sociétés.
Bibliographie
- Arnould, Paul, et Caroline Cieslak. 2004. « Mise en scène d’objets de nature à Paris et Varsovie : les arbres remarquables de deux forêts périurbaines ». Natures Sciences Sociétés 12 (2): 157‑71.
- Kohn, Eduardo. 2017. Comment pensent les forêts. Bruxelles: Zones Sensibles.
- Méliani, Inès, et Paul Arnould. 2016. « Arbres en otages : L’utilisation à Lyon de l’image de l’arbre en ville par le politique ». In Forêt et communication : héritages, représentations et défis, édité par François Lormant, Charles Dereix, et Christine Farcy. Paris: L’Harmattan.
- Montero, Hugo. 2024. Marcher la ville en surchauffe : donner à voir les pratiques habitantes redessinées par la chaleur et les enjeux sociétaux en cours. Thèse de doctorat. École Nationale des Travaux Publics de l’État [ENTPE].
- Tsing, Anna Lowenhaupt. 2022. Proliférations. Marseille: Wildproject.
- Uhl, Magali, et Khalil Khalsi. 2021. « Introduction : les autres qu’humains. Explorations en humanités environnementales ». Cahiers de recherche sociologique 70: 7-14.
[1] Nous habitons l’espace-temps lorsque nous fréquentons de manière régulière un espace spécifique, nous y construisons des habitudes. « Du temps et de l’espace, voilà ce que renferme l’habiter. » (Montero 2024 : 35). Ce terme d’« espace-temps » implique de penser les notions de temps et d’espace en relation. Imbriquées l’une dans l’autre, elles autorisent une pensée en mouvement où elles seraient indissociables.
[2] L’expression « autres-qu’humains » vise à s’écarter des termes dévalorisants comme “non-humains” pour désigner des entités qui se différencient des êtres humains. Cette proposition est présente dès les années 1960 dans la littérature scientifique et tend à se généraliser ces dernières années (Uhl et Khalsi 2021).
[3] Les arbres sont en symbiose, c’est-à-dire dans une association durable avec différents organismes comme lors de la mycorhize avec les champignons, et en collaboration avec d’autres arbres et plantes qui vont leur apporter les sucres nécessaires à leur développement.
[4] Sources médias disponibles en ligne (pour Paris et Marseille).
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
blogterrain (1 mai 2025). Un arbre dans le béton. . Consulté le 15 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13ur8