Appel à contributions – Accidents
Terrain 86
L’accident au-delà du risque :
une anthropologie des interruptions
Appel à contributions
Coordination : Diego Ortúzar & Nicolas Richard
Parution en mars 2027
Argumentaire
L’accident est souvent pensé à partir de son imprévisibilité, de sa gestion assurantielle ou de sa réduction statistique. Dans la modernité occidentale, il s’inscrit dans le paradigme de la « société du risque » (Beck 1986), où prédominent les logiques de prévention, de responsabilité et de réparation. Ce cadre a donné lieu à des lectures critiques, soulignant l’inégalité face aux risques (Perrow 1999), l’incertitude inhérente aux systèmes techniques (Vaughan 2021) ou encore l’angoisse d’un progrès porteur de sa propre destruction (Virilio 2005). Mais ce cadre théorique masque une réalité bien plus hétérogène. Dans de nombreux contextes contemporains — ruraux, périphériques, néo-mécanisés ou informels — les accidents ne sont ni comptabilisés, ni assurés, ni même parfois qualifiés comme tels (Lambert & Raveux 2019; Richard et al. 2025). Ils existent sous d’autres formes, la perte est évaluée différemment, la mort est autrement élaborée, la responsabilité, autrement établie et distribuée, et la compensation peut mobiliser des formes alternatives de solidarité, de rituel ou de justice (Klaeger 2013). Dans ces contextes, l’accident constitue moins une anomalie à corriger qu’un moment structurant de la vie sociale et territoriale.
Étudier l’accident au-delà du risque pose plusieurs difficultés méthodologiques. Parce qu’ils échappent à la logique bureaucratique ou assurantielle, ces accidents sont le plus souvent sous-documentés (Richard & Ortúzar 2023). Par définition difficilement observables de manière directe, ils ne le sont que par leurs traces — mémorielles, narratives, matérielles — obligeant ainsi à multiplier les sources et les stratégies de recherche (Absi 2005; Westman et al. 2020). Cela suppose aussi de déplacer les points d’observation vers des réalités socio-techniques moins évidentes. L’usine, la route, la navigation aérienne, sont des domaines où les accidents sont bien connus et les facteurs de risque ont été les plus modélisés (Aldrich 1997; Yates & Murphy 2019). Mais il existe, par ailleurs, une multiplicité de contextes intermédiaires où ces cadres s’appliquent mal: des foyers qui cumulent les fonctions d’atelier, de point de vente ou de halte routière; des zones frontalières, reculées ou informelles échappant aux statistiques nationales (Fassin & Defossez 2024; Mitchell 2012) ; des contextes semi-mécanisés, en marge des circuits formels d’entretien mécanique, où concourent des forces animales, naturelles ou humaines invisibles à la définition assurantielle de machine (Ballester & Richard 2021; Jarrige 2023) ; ou alors des circuits sauvages par-delà les infrastructures, des véhicules circulant hors route, des bateaux accostant hors port, des avions se posant hors aéroport, etc (Kuklina & Baikalov, 2024). Dans ces contextes, c’est la définition même de l’accident qui est en question, ainsi que les régimes de visibilité et de lisibilité qui la circonscrivent.
Ce numéro de Terrain propose une exploration des formes d’accidentalité hors des normes industrielles et assurantielles de la « société du risque ». À partir d’enquêtes ethnographiques, historiques ou documentaires, il s’agit d’appréhender l’accident comme révélateur de tensions sociales, de déséquilibres matériels, d’agencements techniques ou d’affects souterrains. Loin d’être une simple rupture, l’accident devient ici un opérateur heuristique, un révélateur d’ordres du monde.
Axes thématiques
Formes de prévoir. Quelles sont les formes concrètes par lesquelles les individus ou les collectifs anticipent les accidents dans des contextes où les normes techniques ou assurantielles sont absentes, inadaptées ou contournées ? Qu’il s’agisse de gestes routiniers, de savoirs incorporés, de récits transmis, de rituels de protection ou d’objets chargés (amulettes, talismans, signes), ces pratiques dessinent des régimes locaux de prévision. Comment ces formes persistent-elles — voire résistent-elles — face aux injonctions à la modélisation, à la standardisation des risques ou à l’expertise institutionnelle ? Cet axe invite à explorer des anticipations souvent discrètes, infra-ordinaires ou sensibles, qui engagent d’autres rapports au danger, au temps et à l’incertitude.
Réparer, compenser, vivre-avec. Que se passe-t-il après l’accident, lorsque la réparation ne relève ni de l’assurance, ni du droit formel, ni de la mécanique certifiée ? Cet axe s’intéresse aux formes de soin, de compensation ou de réagencement mobilisées pour faire face à la perte. Il peut s’agir de gestes techniques ou médicaux, d’ajustements économiques, de recours à la solidarité ou à des formes rituelles de réparation. Qui prend en charge l’accident, selon quelles obligations ou affinités ? Comment se négocient la faute, la dette ou la responsabilité, et avec quels instruments symboliques ou matériels ? Étudier ces modalités invite à penser l’accident comme révélateur des agencements locaux de justice, de solidarité et de continuité de la vie.
Dire l’accident, faire récit. Comment raconter un événement qui survient par surprise, bouleverse l’ordre des choses et laisse derrière lui des traces souvent lacunaires ? Dans bien des contextes, l’accident ne donne lieu ni à un rapport officiel ni à une reconnaissance immédiate. Ce sont alors les récits, les souvenirs, les objets marqués, les corps blessés ou les silences qui en deviennent les vecteurs de mémoire. Cet axe s’intéresse aux formes de narration — orales, écrites, visuelles ou rituelles — qui permettent de faire sens de l’accident. Il invite à réfléchir à la manière dont ces récits sont produits, partagés ou tus : qui parle, qui se tait, qui est écouté ? Quels usages sociaux, politiques ou thérapeutiques ces récits rendent-ils possibles ? En explorant la mise en récit de l’accident, il s’agit aussi d’interroger les rapports entre mémoire, reconnaissance, responsabilité et oubli.
Matérialités de l’accident. Comment accéder à l’accident lorsqu’il ne subsiste que par ses empreintes dispersées, ses résidus discrets, ou ses marques silencieuses dans les corps et les lieux ? Cet axe propose de centrer l’attention sur les matérialités de l’accident : objets brisés, infrastructures altérées, corps marqués, sanctuaires de fortune ou cénotaphes en bord de route. Il s’agit d’explorer la manière dont ces traces rendent visible l’accident et s’inscrivent dans les paysages quotidiens. Que disent ces matérialités sur la manière dont une société élabore la violence, le deuil ou la mémoire ? Par l’attention aux objets, aux spatialités et aux régimes de visibilité, ce champ ouvre à une lecture située de l’accident, à la fois sensible, documentaire et politique.
Faire voir
Nous encourageons les propositions combinant texte et image, ou mobilisant des formats d’écriture sensibles, expérimentaux, narratifs, critiques ou fragmentaires. Ce numéro souhaite rendre compte de la densité matérielle, temporelle et émotionnelle des accidents, en respectant les principes éthiques de la recherche et la dignité des personnes affectées.
Formats
La revue publie des articles de 45 000 signes (espaces comprises), mais aussi des formats courts autour de 20 000 signes, comme des portfolios, des focus, des documents commentés, des entretiens, des récits, des bandes dessinées…). Les consignes aux auteurs sont consultables ici, et des exemples des différents formats ici.
Calendrier
Une proposition, sous la forme d’un titre et d’un résumé de 300 mots, est à envoyer avant le 1er octobre 2025. Les articles complets sont à envoyer avant le 16 janvier 2026 à la rédaction de la revue Terrain : terrain.redaction [a] gmail.com
Nous attirons votre attention sur le calendrier très court entre l’envoi des propositions et l’envoi des articles complets.
Carnet de Terrain – en lien avec le numéro
Le blog de la revue « Carnets de Terrain » publie également de courts textes (2000 mots) qui s’adressent à un public averti mais non spécialiste. Les billets de blog permettent notamment de mettre en valeur des contenus multimédias. Pour plus de précisions, consultez les consignes aux auteurs. Les propositions devront être envoyées sous forme d’un résumé (300 mots) aux responsables de la rubrique « autour des numéros » avant le 16 janvier 2026 aux adresses suivantes : cduterme[a]unistra.fr et cecile.guillaume-pey[a]ehess.fr
Bibliographie indicative
ABSI PASCALE, 2005.
Los ministros del diablo: el trabajo y sus representaciones en las minas de Potosí, La paz, PIEB, IRD, IFEA, Embajada de Francia en Bolivia.
ALDRICH MARK, 1997.
Safety first: technology labor et business in the building of American work safety: 1870-1939, Baltimore, The Johns Hopkins University Press.
BALLESTER BENJAMIN & NICOLAS RICHARD (dir.), 2021.
Cargar y descargar en el desierto de Atacama, Paris, Ediciones SI-SNPC/Éditions IHEAL-CREDA, en ligne : https://doi.org/10.4000/books.iheal.9706
BECK ULRICH, 1986.
Risikogesellschaft: auf dem Weg in eine andere Moderne, Francfort, Suhrkamp.
FASSIN DIDIER & ANNE-CÉCILE DEFOSSEZ, 2024.
L’exil, toujours recommencé : chronique de la frontière, Paris, Seuil.
JARRIGE FRANÇOIS, 2023.
La ronde des bêtes : le moteur animal et la fabrique de la modernité, Paris, La Découverte.
KLAEGER GABRIEL, 2013.
« Dwelling on the road: routines, rituals and roadblocks in southern ghana », Africa, vol. 83, no 3, p. 446‑469. En ligne : https://doi.org/10.1353/afr.2013.0038
KUKLINA VERONIKA & NIKITA BAIKALOV 2024.
« Informal transportation and social embedding of the railroad: the case of okurki on the Baikal-Amur Mainline », Eurasian Geography and Economics, vol. 65, no 3, p. 320‑345.
LAMBERT GUY & OLIVIER RAVEUX, 2019.
« Pannes et accidents (xixe-xxie siècle). Au cœur de l’économie, des techniques et de la société », Artefact, techniques histoire et sciences humaines, no 11.
MITCHELL DON, 2012.
They saved the crops: labor, landscape, and the struggle over industrial farming in Bracero-era, California (1e éd.), Athens (GA), University of Georgia Press.
PERROW CHARLES, 1999.
Normal accidents: living with high-risk technologies, Princton (NJ), Princeton University Press.
RICHARD NICOLAS & DIEGO ORTÚZAR, (2023).
« La penúltima curva de Paposo. Agentividad técnica, social e histórica de una infraestructura vial », Punto sur, vol. 9, p. 28‑47. En ligne : https://doi.org/10.34096/ps.n9.12715
RICHARD NICOLAS, DIEGO VILLAR & ALBERTO PRECI, 2025.
La velocidad en los mundos lentos. Accidentes, máquinas y sociedades, Venise, Edizioni Ca’ Foscari.
VAUGHAN DIANE, 2021.
Dead Reckoning: Air Traffic Control, System Effects, and Risk, Chicago, University of Chicago Press.
VIRILIO PAUL, 2005.
L’accident originel/Paul Virilio, Paris, Galilée. Paris.
WESTMAN CLINTON, TARA L. JOLY & LIZA GROSS, 2020.
Extracting home in the oil sands: settler colonialism and environmental change in subarctic Canada (1e éd.), Londres, Routledge.
YATES JOANNE & CRAIG N. MURPHY, 2019.
Engineering rules: global standard setting since 1880, Baltimore, Johns Hopkins university press.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Carnets de Terrain (17 juin 2025). Appel à contributions – Accidents. . Consulté le 16 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14e9x




