Entendre le territoire, questionner le sonore : Retour sur une école d’été à Florence, Italie
Anne Sourdril (Anthropologue, CR au CNRS, LADYSS),
Emilie Guitard (Anthropologue, CR au CNRS, PRODIG) et
Christine Raimond (Géographe, DR au CNRS, PRODIG)
Suite aux deux publications de 2021, dans cette rubrique, sur l’usage du dessin dans l’enquête de terrain en sciences sociales (dont Emilie Guitard était déjà co-autrice), ce nouveau billet-ressource aborde cette fois la question du sonore à travers le retour sur une école d’été tenue à Florence en 2023. Une deuxième partie le complètera prochainement.
Fin 2021 le LabEx DynamiTe lançait un appel à thématique pour l’organisation de son école d’été 2023 à Florence (photo 1). Nous travaillions alors sur la façon dont le son et les enregistrements des milieux peuvent être mobilisés dans le cadre de recherche de terrain en sciences humaines et sociales appliquées à la compréhension des territoires et des dynamiques des socio-écosystèmes (à savoir des interactions entre les sociétés et leurs environnements). Nous (anthropologues, géographes, écologues) cherchions plus précisément à comprendre comment le sonore pouvait nous aider à caractériser les effets et les perceptions des changements globaux – tels que réchauffement climatique, érosion de la biodiversité, déprise rurale ou agricole – ainsi que les signatures des territoires à l’échelle de sociétés des Suds et des Nords. L’opportunité de proposer une école d’été nous permettait de capitaliser sur nos expériences de recherche et d’élargir nos réflexions.
Explorer les devenirs des territoires par le prisme du sonore (enregistrements, enquêtes du type écoute réactivée ou parcours commentés) paraît novateur dans nos disciplines géographiques ou anthropologiques. Pourtant, elles font l’objet depuis plusieurs années de nombreuses recherches. L’effervescence récente associée à ces questionnements, faisant de l’écoute une clé de compréhension des dynamiques socio-écologiques, nous a donné envie de faire un point sur ce que cet engouement impliquait au niveau épistémologique et méthodologique. Dans le cadre de la formation à la recherche au sein de l’école d’été du LabEx DynamiTe, nous avons exploré diverses pratiques sonores mises en œuvre par des spécialistes des territoires pour aborder, questionner, analyser ou restituer leurs terrains de recherche (photo 1).
Les paysages, ambiances ou milieux sonores, sont des façons de dire et penser le son fréquemment mobilisées par les scientifiques ou les médias pour rendre compte des bouleversements majeurs affectant les sociétés à l’échelle locale comme globale. Des nuisances sonores liées aux modes d’habiter (Augoyard, 1978, Vocler, 2022) aux « printemps silencieux » témoignant de l’érosion de la biodiversité et largement discutés depuis la publication de Rachel Carson en 1962, en passant par les villes silencieuses durant la pandémie de Covid-19 (Challéat et al, 2024 ; Derruberry et al, 2020 ; Sourdril et Barbaro, 2020), la question du son permet la prise en compte de différentes dimensions nécessaires à la compréhension des territoires. Elle offre un éclairage pertinent sur les transformations profondes qui remodèlent les sociétés et leurs environnements. Le son constitue un élément important des diagnostics locaux de changements : comment perçoit-on le territoire à travers le son ? Comment doit-il sonner ? Comment les altérations des ambiances quotidiennes informent-elles sur les transformations de son milieu ?
À l’origine de cet engouement, il y a la notion de « paysage sonore », (ou soundscape). Définie par le compositeur et naturaliste canadien Murray Schafer dans les années 1970 (Schafer, 1977 ; Geisler, 2013 ; Paquot, 2020) cette notion désigne l’environnement acoustique dans lequel nous évoluons, se référant aux sons comme un tout et considérés tout autant d’un point de vue esthétique, historique, physique, culturel que géographique. Le concept a été repris par une large palette de disciplines : écologie, écoacoustique, urbanisme, architecture, histoire, ethnomusicologie, géographie, archéologie, anthropologie. Les écologues, notamment Bernie Krause, l’ont décomposé en différents types de sons suivant la source émettrice : l’anthrophonie (et aujourd’hui la technophonie) constituée des sons produits par les humains et les sociétés (et les machines), la biophonie renvoyant aux sons de la biodiversité et la géophonie faisant référence à ceux de la Terre (vent, pluie…) (Krause, 1998, 2008).

Fig. 3 – Séance d’écoute orchestrée par Marie Chenet lors de la première matinée de travail (Anne Sourdril)
La notion de « paysage sonore » (et plus tard ce découpage en phonies) a, toutefois, été remise en question (Ingold, 2007). Considérée comme trop fixiste, à l’image de celle de « paysage », elle véhiculerait une image contemplative du son (Bourdreault-Fournier, 2019) et le séparerait des autres sens (Gélard, 2016 ; Helmreich, 2010). Cette notion serait aussi marquée par une vision esthétisante, tendant à considérer les sons d’origine humaine comme de la pollution (voir par exemple le world soundscape project). Elle ne rendrait dès lors pas assez compte des dynamiques des territoires ni de la multiplicité des manières de les per/con-cevoir.
Les chercheur.e.s travaillant sur le son, comme les anthropologues du collectif Milson par exemple, ont pris le contrepied des approches présentant les bruits anthropiques comme des nuisances (Guillebaud, 2017). Ils ont aussi montré comment les sons peuvent être porteurs de représentations et de significations sociales qu’il est nécessaire de documenter. Le sonore est ici conçu comme révélateur d’appartenance culturelle (Ingold, 2000), témoin de relations sociales et vecteurs d’interactions sociales (Féraud, 2013), et il est nécessaire d’en décrire les conditions techniques et sociales d’émergence ou les théories locales (Guillebaud, 2017). L’historicité des modalités de l’attention est également importante à prendre en compte, car la perception et l’utilisation du son varient selon le moment ou l’époque étudié (Corbin, 1990). Les chercheur.e.s ont développé d’autres façons de dire ce rapport aux sonores : on parle alors de « soundspaces » (Guiu et al, 2015), d’« environnement », de « milieu » (Battesti, 2013 ) ou encore d’« ambiance », sans que ces différentes façons de dire ne soient synonymes. Steven Feld, ethnomusicologue, a proposé, à partir de ses travaux dans la forêt tropicale de Papouasie Nouvelle Guinée, le concept d’ « acoustémologie » (Feld, 1996) qui fait référence à une « façon sonore d’être au monde et de le connaître » (Feld, 2003 cité par Balthazar et Legrain, 2020). Cette notion a été mobilisée, par la suite, par de nombreux chercheurs car elle a l’intérêt d’être relationnelle, « située, fluide, réflexive et contextuelle » (Boudreault-Fournier, 2019). Les approches sensibles, devenant incontournables dans les recherches en sciences humaines et sociales aujourd’hui, nous avons souhaité organiser notre formation à destination d’un public de jeunes chercheur.e.s / ingénieur.e.s afin d’explorer ces diverses manières de dire et de faire les approches sonores pour la compréhension des territoires.

Fig. 5 – Des travaux pratiques de prises de sons dans différents quartiers de Florence (Eloïse Bellet)
Notre école d’été s’est déroulée sur une semaine à l’automne 2023 à Florence en Italie (voir le documentaire filmé ici). Ville dense, Florence présente une multitude de quartiers et autant de milieux sonores à investiguer : quartiers touristiques, gares, zones de marchés, zones périphériques donnant à entendre le lointain bourdonnement de la ville (pour un aperçu d’enregistrements acoustiques florentins réalisés par un artiste localement voir ici). Nous souhaitions rendre compte de signatures sonores de quartiers identifiés, au travers d’exercices de création de cartes postales sonores. Ces exercices et les milieux explorés nous ont permis d’examiner différentes dimensions sous-jacentes des travaux réalisés, telles que :
- l’appareillage conceptuel et les méthodes associées à l’objet sonore
- les différentes modalités d’écoute
- les dispositifs d’enregistrement et de captation inventés par les chercheur.e.s ou empruntés à l’ingénierie
- les types de données issues des enregistrements ou de l’écoute ainsi que les problématiques liées à leurs stockage et valorisation
- les moyens humains et techniques de l’analyse des sons et les formes variées que prend la restitution des recherches.

Fig. 6 – Des travaux pratiques de prises de sons dans différents quartiers de Florence par groupe (Emilie Guitard)
Le programme de la formation a combiné des écoutes (photo 3), des balades et des promenades sensorielles, durant lesquelles formateurs et participantes ont cherché à prendre conscience de milieux sonores dans leur ensemble à un moment et en un lieu donnés, mais aussi à rendre compte de la variété des sources d’émission ou des effets sonores, à faire état de l’intangibilité du son ou de la place des corps et des multiples modalités de l’écoute et de l’attention. La formation comprenait aussi des conférences plénières sur le son (photo 4) et les techniques associées, ainsi que des exercices pratiques (photo 5 et 6) ayant donné lieu à des restitutions collectives en fin de semaine. Ces exercices, en groupes de travail de 5 participantes accompagnées de 2 formateurs, ont permis la familiarisation avec le matériel, avec les lieux lors de balades immersives au sein des quartiers identifiés (quartiers de Fiesole, du Mercato central, du Duomo, quartier Santo Spirito et du Jardin des Roses), puis aux différentes modalités de prises de sons (voir séquences audios 1 à 5).
Les participantes ont enfin été initiées à la narration et au montage dans l’optique de réaliser une carte postale sonore (Photo 7 et 8) de 3 à 5 minutes avec la consigne de restituer la substance / l’ambiance générale ou particulière des quartiers suivant les envies de narration et la créativité de chacune. Nous avons choisi la réalisation de cartes postales comme exercice pratique pour notre école d’été. Les cartes postales, aussi appelées capsules / compositions sonores, sont un format de création, à la charnière entre arts et sciences, utilisé notamment dans divers média audio pour rendre compte des environnements acoustiques (cf. écouter le monde de RFI, l’Atelier radio d’RFI ou l’audioblog d’Arte Radio). Pascal Amphoux, architecte, sociologue et géographe, la décrit comme « une forme sensible de signature, qui désigne un agencement sonore complexe mais clair, dans lequel c’est l’organisation et la réunion d’éléments sonores divers, emblèmes et clichés, qui représente la ville. » Dans le cadre de notre formation, les 5 cartes postales produites et réparties sur une carte de la ville (voir ici) témoignent de la diversité des approches sensibles et des ambiances urbaines de Florence, notamment en lien avec son environnement naturel.
Par cette mise en pratique d’approches sensibles pour appréhender le contexte urbain de Florence, nous avons exploré les différentes facettes du travail sur, par et avec le son, de l’écoute à la collecte, en passant par l’analyse, la création et la restitution, afin de comprendre, partager et entendre la diversité et la densité des informations que le son apporte sur les territoires. Elle a permis aux enseignants de s’approprier de nouvelles ressources pédagogiques au travers de la mise en place d’enseignements et d’exercices sensibles pour approcher les territoires tant urbains que ruraux et les dynamiques associées. Elle a engagé les participantes à envisager d’autres formes d’appréhension de leurs terrains, leurs données et de la restitution de leurs travaux. Elle a fait se rencontrer des chercheurs et artistes qui collaborent aujourd’hui et créent de nouvelles interfaces entre créations artistiques et sciences, ou encore des chercheurs de disciplines différentes qui se questionnent sur les valeurs des mesures de l’état des socio-écosystèmes.
Cette école d’été nous a tous et toutes engagé.e.s à développer d’autres formes d’attention au monde, attention aux sons mais aussi à toute une palette d’appréhensions sensibles des milieux. Un deuxième billet à paraître détaillera ces pendants / après et en particulier la façon dont nos expériences sonores nous ont permis de repenser les ambiances urbaines, les changements socio-environnementaux, l’interdisciplinarité ou encore les relations arts/sciences.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Carnets de Terrain (6 octobre 2025). Entendre le territoire, questionner le sonore : Retour sur une école d’été à Florence, Italie. . Consulté le 17 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14v6i










