L’âme de Terrain
Par la rédaction de Terrain
Christine Langlois (1950-2025)
Nous avons la profonde tristesse d’annoncer le décès de Christine Langlois, qui fut la créatrice, la cheville ouvrière et l’âme de la revue Terrain depuis sa fondation jusqu’en 2024. Ses obsèques auront lieu au cimetière du Père Lachaise, à la rotonde centrale, le vendredi 31 octobre à 13H30.
Pour nous tous, elle était un modèle d’intelligence dans la transmission du savoir scientifique, une amie au charme solaire dont nous admirions le chic, l’inépuisable dynamisme, l’empathie, l’humour et le courage dans l’adversité. Sa perte nous chagrine infiniment. Nous pensons à sa famille, ses fils Valentin et Mathieu, sa belle-fille Bénédicte, Maurice Bloch, Jean-Louis Langlois, et ses deux petits-enfants, Yuna et Issey, dont elle était si fière.
Au début des années 1980, Christine avait rejoint la Mission du Patrimoine ethnologique récemment créée au ministère de la Culture. Elle y fut chargée, en tant qu’ingénieure de recherche, de mettre sur pied une revue et une collection d’ouvrages en partenariat avec les éditions de la FMSH, destinées à faire connaître les recherches sur l’ethnologie de la France commanditées par la Mission. Le premier numéro de Terrain, sous-titré « Carnets du Patrimoine ethnologique », fut lancé en octobre 1983 ; il témoigne déjà du souci qu’a toujours eu Christine de toucher un public élargi au-delà des seuls spécialistes, en focalisant chaque volume sur un thème, en apportant vie et attractivité à la publication par une maquette inventive et une riche illustration, en tissant des liens avec les médias généralistes écrits et parlés, en bannissant l’usage de jargon professionnel dans les articles tout en veillant à leur rigueur scientifique. Dès la fin des années 1980, la revue se dota d’un comité de rédaction et s’ouvrit progressivement à d’autres disciplines et d’autres horizons culturels, pourvu que leurs contributions s’enracinent dans une recherche empirique fouillée. Grâce au travail infatigable de Christine s’y déploya une anthropologie érudite et exigeante, en dialogue avec la philosophie, la sociologie, la psychologie cognitive, l’éthologie ou encore la linguistique, au croisement des paradigmes francophones et anglo-saxons. Grâce à elle et sa fine équipe (Marie, Lucile, Dorine, Cécile, Laurent, Jean-Marc, Mika, Véronica et les autres), Terrain devint ainsi un journal de référence dans les sciences humaines, pionnière dans la médiation de la recherche la plus pointue vers le grand public, aimée de tous pour l’originalité et la qualité de ses dossiers, pour le plaisir du savoir qu’elle communiquait, pour la couleur et la drôlerie de ses couvertures.
Lorsque la revue changea de main et d’hébergement, quittant le ministère de la Culture pour la fac de Nanterre, ce fut sous son patronage actif et généreux. L’équipe qui eut l’insigne honneur de prendre sa suite a eu à cœur de préserver la ligne qu’elle avait dessinée au fil de ses trente ans de carrière. Les revues de sciences humaines sont de manière générale des entités fragiles, difficiles à placer en librairie, dont le nombre de lecteurs ne dépasse pas toujours celui de ses contributeurs. Déjouer ce destin tracé n’est pas facile. Et quand bien même, ces revues sont essentielles car, étant le fruit d’une ébullition collective, elles capturent la controverse, la pluralité des points de vue, cultivent l’art du dialogue. C’est sur ce terrain-là aussi que Christine, comme Terrain, excellait. Sa méthode consistait à bannir l’esprit de sérieux, à confondre résolument travail et amitié, à éteindre en quiconque toute velléité conflictuelle par sa douceur et son humour. Et puis surtout : pas de conseil de rédaction sans alcool, pas de salon littéraire sans un bol d’oursons guimauve-chocolat pour attraper le chaland. Christine était aussi équipée d’une grande ténacité : ne pas laisser les auteurs dans la nature ! Cela signifiait de les appeler, de s’en souvenir, de les rappeler encore. Les égarés, les oublieux de la deadline, elle finissait toujours par les ramener à l’étable avec sa grâce de bergère, par de petites chansons douces, et non par des menaces comminatoires. Durant ces années, on la rencontrait aux conférences et ateliers en France et ailleurs, où elle faisait non seulement connaître la revue, mais pistait également les auteurs potentiels et leurs textes.
Ursula Le Guin nous a appris à questionner la valorisation de l’héroïsme, à rêver de fictions qui seraient modelées sur la cueillette féminine, des fictions en forme de paniers. La vie universitaire aussi regorge d’épopées viriles, de renommées conquises de haute lutte, de signatures rendues illustres par de grands livres. Christine n’aimait pas écrire, mais elle adorait traduire, organiser, imaginer des sujets, faire rencontrer, rire et faire rire, introduire, guider, apprendre, recevoir. Elle était l’antidote aux maux d’ego qui tracassent l’existence académique, à même de se faire creuset où se fondent des alliages improbables, noyau d’un vaste réseau pacifié. Nous tenons à saluer l’importance de l’œuvre qu’elle a bâtie ainsi, bien reconnue au-delà des frontières de la France. Pendant toutes ces années, face à l’Homme, il y avait… Christine.
Lorsque se profila sa retraite, et avec elle l’annonce que la revue s’arrêterait, elle a su concocter en 2015 ce qu’elle pensait être son dernier numéro, en forme de reflet de ses propres qualités : charme et rigueur, exigence et intelligence, douceur et ténacité, mais aussi couleurs et drôlerie qu’elle avait l’art de convoquer dès que rôdait la tristesse. Ce numéro s’appelait Nostalgie. Il venait peu après Les Morts utiles.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Carnets de Terrain (23 octobre 2025). L’âme de Terrain. . Consulté le 16 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/151b9






Bonjour,
J’ai rencontré Christine plusieurs fois il y a une quarantaine d’années lorsque j’ai mené un projet de recherche finançait par le Ministère de la Culture. Elle était une femme d’une énorme gentillesse mais d’une grande compétence. J’ai appris aujourd’hui la triste nouvelle de son décès. Toutes mes condoléances pour sa famille et ses proches.
Brien Meilleur